Les Saisons de Lili : Épisode 12

12.


© 2020 : Anne Vassivière

Vendredi 29 octobre 82
Je sais pas ce qui me prend mais j’ai encore envie de sortir avec Philippe, mon vieil amour caché qui le sait toujours pas (remarque, après toutes ces années, il s’en doute peut-être). Je pense que c’est parce que depuis qu’il est revenu des vacances il est tout bronzé et que ça fait ressortir ses beaux yeux verts. Moi, j’ai honte de jamais être bronzée parce que c’est comme ça que tout le monde peut le voir, que je pars pas en vacances. C’est vraiment un gros bourgeois de fils d’ingénieur, Philippe, mais, bon, personne n’est parfait, il parait. (Je pense qu’en fait je me sens seule, et qu’avoir un petit copain me ferait du bien. Je crois qu’en fait je m’en fous de Philippe, mon ex-amour caché. D’ailleurs il porte même pas de badge Solidarnosc. Le mien, c’est ma meilleure amie qui me l’a donné. Enfin, disons que je l’ai échangé contre ma broche Snoopy. J’accroche le Solidarnosc au niveau du cœur. C’est con, si j’en avais eu un autre, je l’aurais offert à mon pion mais bon je vais quand même pas trahir la cause et lui abandonner le mien, faut pas exagérer non plus ! Les mecs, on leur donne tout, notre cœur, notre corps, et eux, au final, ils s’en foutent pas mal. D’ailleurs je me demande si je l’aime vraiment à ce point, Jean-Noël. Parfois je me demande si je suis pas une espèce de Grand Meaulnes qui cherche son idéal amoureux dans la forêt. Si ça se trouve c’est même pas lui que j’aime, si ça se trouve c’est l’amour impossible, que j’aime.) (comme une âme sœur).
L’autre jour, y a une fille du lycée qui nous a proposé de la came, à moi et ma meilleure amie, mais ça coute vachement cher : 20 francs pour 1 gramme, 100 francs pour 5 grammes. Elle dit qu’avec 5 grammes on peut se rouler environ huit joints. C’est la même qui avait perdu son journal intime l’an passé et il parait que la personne qui l’a trouvé lui l’a renvoyé par la poste en ajoutant un mot : « J’espère que tu es sortie avec Pierre, finalement ! » Je n’ai pas osé lui demander si c’était vrai.
En tout cas, pour la came, de toute façon j’ai pas de fric.

Samedi 30 octobre 82
« Ce qui nous chatouille le corps et l’esprit, est le fantôme des araignées que nous avons tuées. » signé : Moi.

Dimanche 31 octobre 82
13h et il fait super beau, quelle merdre, il faut bosser : j’ai quatre interros cette semaine qui vient (dont une sur Ubu Roi, un chef d’œuvre absolu !!)
Salut !

Pareil mais 1 heure du matin,

Merdre, j’ai pas assez avancé dans mes révisions pour les interros.
Et si j’allais dans la cave pour me taper sur le poignet avec un marteau pour pas pouvoir les faire ?! C’est une putain de bonne idée! Ni vu ni connu. Peut-être même LA super bonne idée facile à faire !

Lundi 01 novembre 82
Météo extérieure : pluie
Météo intérieure : ben, forcément : pluie
Il est là, sous le préau. Sortant de l’ombre noire il est apparu et marche, comme dans mon esprit, d’un pas incertain. Il est entré dans le bâtiment et je suis seule dehors. Il aurait quand même pu venir me voir… Le voilà qui est apparu et pourtant il pleut maintenant sur moi et sur mon envie frustrée qui ne meurt pas et me ronge jusqu’au cœur qui expire peu à peu dans un immense soupir que rien ne guérit que sa vue mais qu’elle prolonge encore, toujours plus dur. Il pleut, il pleut…Il pleut partout …pour toujours… à jamais… Tout est naze…
Il faut vite que j’arrête de me déprimer…car voilà qu’à mon tour je pleure aussi… qu’est-ce que je suis nulle, de me démonter comme ça… maintenant j’ai froid alors je rentre dans le bâtiment… si je le regardais encore, sans doute que j’aurais plus chaud …mais je n’ose pas trop… parce que j’aurais l’impression de commettre une atteinte à son intimité. Dans la salle d’étude, je l’aperçois qui baille… c’est charmant.
Je ne voudrais pas qu’il croit que je le drague, c’est trop vulgaire. (Même si, d’une certaine façon c’est un peu vrai).

En ce moment je ne sais pas pourquoi, je vois que des heures bizarres, par exemple 11h11 ou 21h21 ou même des fois, 13h31 ou 09h09. Je sais pas trop si ça devrait m’inquiéter ou pas. Une fille de ma classe m’a dit que ça s’appelle des heures doubles et des heures miroir et que ça veut dire quelque chose. Ça veut dire que je suis en relation avec l’invisible. Elle est marrante, cette fille.

Mardi 02 novembre 82
18h
Aujourd’hui à 13h13 (!!!), pour la première fois de ma vie j’ai trouvé mon premier trèfle à quatre feuilles (au lycée) ! J’en ai même cueilli deux, donc ça fait huit ! Je pense que ça a une signification ici plus qu’ailleurs car je regardais mon pion en même temps!
18h20
Et si je commençais à prendre des cours de guitare avec Michel ?
20h02 (!!!)
Merde, depuis ce soir 20 heures j’ai peur de faire des projets parce que ma sœur a entendu (à la radio dans sa chambre) un Japonais qui prédisait la fin du monde pour demain (03 novembre 1982) !! Il paraitrait même que depuis des siècles et des siècles on a annoncé cette date pour la fin du monde parce que les neuf planètes sont alignées et il y a risque de collision. Si ça devait arriver (bien que ça puisse aussi faire comme en l’an 1000, ne l’oublions pas), ce serait super si c’était le matin : je pourrai me jeter dans les bras de mon pion. Ça serait vraiment super parce que je n’ai vraiment plus aucune envie de vivre cette vie de con, et si je meurs dans les bras de mon pion, ce sera la mort rêvée. Je crois aussi que j’aurais aimé que mon journal soit connu, et aussi toute ma correspondance depuis mon plus jeune âge (depuis que j’ai commencé à envoyer des missives) (mais bon, de toute façon il y en aurait peut-être pas assez, vu que je connais pas beaucoup de gens à qui écrire). On peut pas tout faire, dans la vie. En tout cas, vivement demain matin! Ça serait vraiment cool que la fin du monde arrive maintenant, ça nous éviterait toutes ces interros de merde qu’on a cette semaine ! (Remarque, ça serait un peu con parce que finalement j’ai vachement bien révisé. En plus je ne voudrais pas mourir avant d’avoir vraiment fait l’amour) (avec quelqu’un comme mon pion de préférence). Serais-je encore vivante demain, là est la question…

Mercredi 03 novembre 1982 !!
Eh bien oui, je suis encore là et tout le monde l’est aussi ! Mince, ça aurait mis un peu d’ambiance et si on avait survécu, moi, ma meilleure amie, Jean-Noël et aussi le pion que ma meilleure amie aime bien, on aurait refait le monde (et puis il y aurait eu le grand Jacques d’Alertez les bébés, et le mec de Gaby, aussi. Et peut-être même à la rigueur, Philippe, mon gros bourge d’ex-amour caché.) Et maintenant c’est foutu, tout est foutu. C’est vraiment naze.

04 nov.
19h19 (!!!)
Cette nuit j’ai rêvé de mon pion : des élèves attendaient dans le couloir devant la salle d’interros et mon pion était là aussi. Je lui ai dit « Bonjour » et je me suis approchée pour l’embrasser et c’est LUI qui m’a embrassée. C’est lui qui m’a embrassée ! Il m’a fait plein de bises sur chaque joue, ensuite c’est moi qui lui en ai fait plein, et pour vraiment finir l’apothéose : il m’a embrassée sur la bouche tout doucement ! Jamais je n’oublierai ce rêve !
J’aime rêver de lui car c’est la seule occasion où je le vois faire autre chose que marcher dans les couloirs avec des cahiers d’étude à la main. Je sais qu’il habite à la grande ville du coin, mais moi je n’y vais jamais, de toute façon.
Remarque ça serait super fastoche, en stop.
Je vais en parler à ma meilleure amie.
Avec lui j’aimerais vraiment aller plus loin que juste les rêves : il peut tout me faire.
Quand est-ce qu’un garçon va enfin tout me faire ?!?!?!

05 nov
J’en ai super marre, du club théâtre ! C’est un comble pour moi qui adore le théâtre mais je trouve que c’est un peu nul ce qu’on fait, toute cette impro qui mène nulle part.
Est-ce que je suis en pleine contradiction ? Peut-être, oui. Mais en fait je ne crois pas (parce que je pense que ce tumulte dans ma tête est normal) (et aussi parce que les autres membres de notre groupe sont exactement d’accord avec moi).
J’espère que ce n’est pas le mal de ma génération. J’espère que ça passera vite et que ça laissera la place à quelque chose de mieux.

Lundi 08 nov
17h17 (!!!)

Moi : Salut
Lui : Salut. (Et il m’embrasse quatre fois sur les joues !)
Moi : Tu as du pot de partir tout de suite !
Lui : Ouais mais je reviens à midi. Je reviens quand tu pars.
Moi : Je sais !
(Sourire de sa part)
Moi : Salut
Lui : Au revoir.

Quel échange ! C’était merveilleux ! Je ne vis plus qu’à ses heures !

Mercredi 10 nov, je sais même pas quelle heure il est et je m’en fous
Météo intérieure : nuageux, mélancolique et maussade
Météo extérieure : je m’en fous
Avec ma meilleure amie les relations sont de plus en plus fades et j’en ai vraiment marre de devoir rester au lycée le cul cloué sur une chaise à noter des conneries toute la journée. Et en plus, après, il faut les apprendre par cœur. Et on doit supporter ces nazes de profs et leurs grimaces pathétiques devant nous, pauvres potaches. Ils pourraient pas se renouveler un peu, non ? (Remarque, ces derniers temps le prof d’histoire a fait une nouvelle trouvaille : il fait joujou avec ses clefs, ce gros déb.)
Faut dire que ma meilleure amie ne comprend rien au nouveau chanteur que j’ai découvert et qui est un caméléon avec une voix qui hypnotise et une beauté d’une ampleur incroyable. Elle comprend pas pourquoi je craque complètement devant tant de grâce rock’n’roll, et moi je comprends pas comment elle fait pour pas comprendre ! Elle comprend pas non plus pourquoi maintenant je dis à tout le monde que je m’appelle Ziggy. Des fois elle est vachement arriérée, carrément tartignole.
Je me suis acheté un badge de lui, au marché. Et cet été je vais faire les maïs (c’est un terme technique, ça veut dire travailler dans les champs de maïs) pour pouvoir m’en acheter d’autres (des badges de lui) et aussi des posters. Il a la super classe (même si c’est pas sa meilleure période, en ce moment, côté chansons) et une grande maitrise de son corps (il fait du mime !) (et aussi de ses cordes vocales, évidemment) (et il a une voix et un regard imperturbables).
Il est lui-même et ça devrait être un modèle pour tout le monde. Les parents non plus, ils comprennent pas (mais ça c’est normal. Mais ma meilleure amie, c’est pas normal. D’ailleurs je crois même que mon père, il comprend MIEUX que ma meilleure amie !) (Je commence à me demander si c’est vraiment ma meilleure amie si elle comprend pas ça…)
Cette nuit j’ai rêvé de lui : j’étais à son concert. (Je l’avais écouté très tard et m’étais endormie avec sa musique alors j’en étais totalement imprégnée) (comme imbibée). Je me souviens que je regardais surtout ses grandes jambes, longues, minces. Si j’avais du fric, j’achèterais le bouquin sur sa vie et au moins tous ses 45 tours. Faut absolument que je fasse les maïs, cet été. ABSOLUMENT ! Et je garderai de l’argent pour aller le voir en concert où qu’il passe, même à Paris s’il le faut, et je le verrai évoluer sous mes yeux émerveillés et ce sera la consécration.
Une fille du lycée m’a dit qu’elle comprenait parfaitement bien que j’ai perdu trois kilos depuis que je l’ai écouté pour la première fois, parce qu’elle, elle, a eu 40 de fièvre, le jour où elle a découvert son groupe de hard rock préféré. Elle est vraiment super. Elle m’a dit qu’un jour j’irai chez elle et on se maquillera comme son groupe de hard. En plus, elle est d’accord avec moi pour dire que La soupe aux choux, c’est un drame social, alors que ma presque ex-meilleure amie, elle trouve que c’est le meilleur film de science-fiction français. En plus, cette fille, elle m’invite même à aller manger une pizza en ville et c’est la première fois que je vais au restaurant toute seule ! Avec elle, c’est pas du tout comme avec mon ex-meilleure amie. Avec elle, on a vraiment des vraies discussions et on fait des trucs de femmes.

Samedi 11 décembre, 21 h
Hier soir il y avait un super concert d’un grand groupe de hard à la grande ville d’à côté. Tout le monde du lycée y est allé, même les fils d’ingénieurs, même Philippe mon ex-amour caché. Certains y sont allés en train et certains super parents ont livré leurs cargaisons de jeunes pour ensuite aller au cinoche pendant la durée du concert et ramener leurs bambins et leurs copains et copines at home. Et moi, je suis restée chez moi comme une nulle puisque j’ai des parents nuls. Justification : le hard est une musique de voyous, il y a toujours des bagarres pendant les concerts, et de la drogue aussi. N’importe quoi. Ils connaissent même pas la chaleur qui nait, la communication qui se crée au sein du public : tout le monde se parle, tout le monde est réuni dans un même culte universel, celui de la musique, aucune ombre ne peut salir cette atmosphère de communion. Merde, c’est pas possible d’être aveugles et bornés à ce point-là ! Lâchez-moi la grappe, putain de merde !!

23h15
Du coup ce soir j’ai regardé un concert de Simon et Garfunkel à la télé.
C’était à Central Park à New-York.
Quand je pense que jamais je ne parlerai ni ne verrai des gens comme eux…quand je pense que jamais je n’irai à leur concert, que jamais je ne connaitrai tous ceux qui y étaient et je pleure pendant que tous les autres du lycée sont au super concert (et si ça se trouve, mon pion aussi).
A un moment de la soirée, j’ai cassé un verre sans le faire vraiment exprès.
Je crois que c’est un signe.
Du coup j’ai gardé le gros morceau qui s’est détaché et je l’ai mis discrètement dans ma poche.
J’ai essayé sur mon index : ça marche. Alors j’attends minuit pile pour essayer sur mon poignet.

Minuit pile
Ça y est, c’est décidé, j’essaie.
Merde j’ai la trouille alors j’y vais d’un coup sec et …meeerde ! Ça maaaarche ! Ça fait maaaaal ! Putain ça saigne, en plus ! Et ça tache tout mon journal intime parce que j’écris en direct ! C’est trop con, c’est super naze !

Meunier, tu dors
Ton moulin, ton moulin
Va trop vite.
Meunier, tu dors
Ton moulin, ton moulin
Va trop fort.
Ton moulin, ton moulin

Va trop vite.
Ton moulin, ton moulin
Va trop fort.
Ton moulin, ton moulin
Va trop vite.
Ton moulin, ton moulin
Va trop fort.

5.
L’été entre les deux premières années universitaires, à l’heure où l’ultime semestre s’était clôt de saine paresse et que pointaient les envies d’aventures, elle partait.
C’était le temps des mauvais bagages tôt pliés, sacs à dos rafistolés ou vilaines valises; ancêtres de celles à roulettes et manches télescopiques savants. L’époque des bagages bricolés dans lesquels sa toute fin d’adolescence entassait maladroitement jeans troués, tuniques indiennes et essences de patchouli dont se badigeonner le cou. Elle s’appliquait également ce parfum à l’intérieur du poignet, en faisait le signe que son corps sortait de la chrysalide enfantine pour naitre à une autre étape de son évolution. Femme en bourgeon, elle devenait.
Celle qu’elle serait bientôt, se parfumerait derrière l’oreille et au creux du poignet de fragrances bien plus complexes et onéreuses. Elle les choisirait poivrées, qui attireraient tous les museaux. Mâles ou femelles.
Ses modèles changeront, elle reconnaitra des traces rock’n’roll jusque dans certaines grandes bourgeoises. Elle aura acquis l’évidence que le monde est poreux et que ni misère ni bohème ne sont exemptes d’intolérance fratricide. Elle aura depuis longtemps pris en absolu modèle le brushing parfait d’une actrice talentueuse et très tenue dont l’apparente froideur la fascinera. Cette femme-là concentrera à elle seule toute la féminité à la française. Avec les années, on verrait son corps révéler une imposante charpente que les kilos et l’affaissement naturel des chairs trahiraient. Elle avait cependant toujours été là, cette solide charpente de terrienne bellement incarnée. Elle était d’une élégance têtue, capable d’arrêter sa voiture au hasard d’une route départementale de campagne pour y chercher un paquet de cigarette qu’elle ne trouverait jamais. C’était scène de film, certes, mais on sentait bien que tel scénario était possible dans la vraie vie de ce monstre sacré par le peuple.
Un vieux taiseux de place de village finirait par lui rouler une clope de ses doigts gours, bourrus et abimés par le labeur des champs et la mécanique agricole. Il ne jouerait en définitive cette scène pas plus qu’elle ne le faisait. Le duo serait dans la justesse simple de l’existence qui s’exprime hors du diktat des conventions. Cela nous parviendrait car ce serait filmé, voilà tout, devenant LA scène dans laquelle on la connaitrait le mieux. LA scène où l’on comprendrait notre attachement intime à sa personne. Elle ne joue pas à l’actrice, il ne joue pas au paysan, ils sont vrais gens. D’ailleurs il ne sait pas qui est cette femme en face de lui, qui patiemment attend la fin de son ouvrage. Elle n’a donc pas besoin d’être autre chose qu’elle-même.
Il devra s’y reprendre à plusieurs fois, tellement ses doigts se sont gonflés aux exigences d’un quotidien qui vous épluche la vie ainsi que les mains; celles que l’on râpe au labeur et dans lesquelles cracher sert autant au courage qu’à faire en sorte que le bois de la pioche ne glisse pas avant que le travail soit achevé. Et cela dure, et cela dure de vraies longues minutes pour emprisonner, régulier, le tabac dans sa feuille de papier.
Le résultat est enfin là, un peu de guingois, cylindre boursouflé ainsi que les doigts pâteux qui ont fini par l’engendrer. Pour sa confection, l’homme rustre n’a pas un instant hésité à donner de lui-même, salive comprise. Il a passé et repassé sa langue sur le papier. Le processus qui en faisait craindre l’accouchement impossible donne cependant naissance à une cigarette, et les doigts de la star prennent le relais, reconnaissants de la peine prise à confectionner le cadeau qui partira en fumée. Cela a pris plus de temps à faire qu’à accepter, aucun mot superflu n’a été échangé. C’est sobre, sincère, presque muet. Effort de l’un, plaisir de l’autre sont donc sobres, sincères et presque muets. Elle tire sur l’épais tabac gris. La blonde fume du gris et c’est un plaisir qui se mérite car le feu s’éteint si elle n’y travaille pas. Effort permanent et odeurs acres, le mythe vivant y travaille à hauteur de ce que le vieil homme a œuvré pour lui faire sa clope. On est loin du duo racé des Prédateurs de Tony Scott et pourtant c’est beaucoup plus rock’n’roll.
Elle prendra bientôt source sur ce modèle-là, la fraiche étudiante; sur l’élégance du silence en toute circonstance. Mais elle ne le sait pas encore. Pour le moment elle crache sur ce genre de grande bourgeoise, elle est encore adulte en herbe, graine de femme qui se croit déjà arrivée au summum de sa féminité. Elle en boude donc fièrement le cliché, emprisonnée dans l’inévitable tunique indienne et la paire de jeans savamment usés. Le patchouli à la naissance de son long cou est appliqué bien trop bas pour troubler un nez qui viendrait fébrilement se coller à sa joue pour une bise amicale espérant davantage. C’est derrière l’oreille, qu’elle posera bientôt l’effluve qui émeut, mais pour l’heure elle n’est pas tout à fait au point. Pour l’instant, elle est juste prête à engloutir la terre entière dans l’enthousiasme idiot et la prétention touchante qui sont encore les siens. Elle apprendra bien assez tôt à les ravaler et à se nourrir de compromis plus ou moins digérés, plus ou moins digérables. Pour l’instant la jeune femme, c’est moi.

Fin de la première saison.
Le reste du roman est écrit, il cherche éditeur, éditrice.

Les Saisons de Lili : Épisode 11

11.


© 2020 : Anne Vassivière

Octobre encore, 1982 toujours
Que c’est bon d’être vivante ! Ma tante nous a amenées à un merveilleux concert à la grande ville du coin, moi et ma meilleure amie (ma cousine est en voyage scolaire à Londres, cette merdeuse, parce qu’elle va dans l’école privée de notre petite ville). Il y avait plein de gens du lycée au concert et je suis certaine qu’il était là aussi, mon pion. (Mais j’ai eu beau le chercher partout des yeux, il y avait tellement de monde que je ne l’ai pas vu. Mais c’est sûr, c’est évident qu’il était là, c’est pas possible autrement.) On avait des places chères et on était sagement assises au tout début des gradins. Le concert a commencé, super, et puis comme il y avait tous les jeunes devant la scène (debout), nous (moi et ma meilleure amie) on avait une folle envie d’y aller aussi. C’était comme un appel irrésistible. Finalement on a craqué quand il a commencé à jouer notre chanson préférée, Le seigneur des Baux, parce que là, c’était trop. Ma tante a accepté qu’on descende, et nous, on a dévalé les escaliers sans demander notre reste pour aller communier dans la danse avec les autres jeunes. Et aussi pour voir le chanteur de près. Pour le regarder jouer, chanter, sourire, danser… on a sauté par-dessus les chaises, on a enjambé les barrières et c’était parti mon kiki ! On a presque marché sur les gens et on est allées vers lui dans un même élan de solidarité ! Arrivées là-bas, le rythme nous a endiablées, ça a été un défoulement complet jusqu’à épuisement. C’était tellement bon de sentir mon corps bouger et transpirer contre celui des autres dans ce même élan merveilleux. Et quand les chansons étaient plus tristes, on s’asseyait tous pour mieux rêver séparément et tous ensemble. Le chanteur n’est pas beau mais une telle force se dégage de toute sa personne ! (Comme mon pion.) Ses attitudes, sa voix, sa musique, sa présence chaude, tout ça m’a fait plein de trucs physiques. A la fin, tout le monde a allumé des milliers de briquets. Nous, on n’a pas pu parce qu’on fume même pas, c’est nul. On n’a pas pu faire pareil mais c’est clair, la prochaine fois qu’on va à un concert on s’achètera un briquet chacune. Et la prochaine fois qu’il repasse en concert ici, j’irai le voir, même toute seule, c’est une question de vie ou de mort !
Il a chanté pendant trois heures, on l’a rappelé et il est revenu chanter pendant une heure supplémentaire. A force de danser et de gigoter dans tous les sens, j’étais aussi crevée que lui. La différence c’est que lui il buvait, et pas nous. Et même à un moment il a arrosé les premiers rangs tout devant la scène pour les rafraichir. Quelle générosité, il est vraiment super !

(Je me demande bien ce que le chanteur fait à cette heure-ci, maintenant qu’on est rentrées chez les parents après une demi-heure de route avec ma tante. Il dort certainement alors je crois que pour mieux le retrouver je dois m’endormir aussi avec ce délicieux gout dans mon cœur qui s’en étonne encore.)

Octobre 82, suite
La fête m’habite encore et je danse dans ma tête toute la journée.

Octobre 82 encore
Voilà que l’envie de parler du concert me reprend : c’était un rythme tellement fou et entrainant tellement tout le corps ! Je sentais des farandoles dans tous mes membres : ça partait des pieds et ça remontait à mon bassin. C’était effréné. Tout, la danse, les lumières, tout était effréné. (Il y avait même des espèces de fumées.) C’était comme un retour aux sources du Moyen Age et toutes ses folies mystérieuses. A la fin, je n’avais plus de pieds, plus de mains ni de tête mais un cœur gros comme ça, plein de ses notes, de sa flûte, de sa guitare, de son violon diabolique et de ses gestes fins et amples. De la fête, quoi ! C’était merveilleux de sentir le courant qui passait dans tout mon corps. Je veux que ma vie et mon corps soient toujours comme ça, toujours dans cet état-là : dans la joie et la communion fraternelle !
Tout ça, ça me donne envie de faire des choses avec mon pion (de faire l’amour ou un truc comme ça). Mais je n’arrive plus à revoir son visage distinctement dans ma tête. Ni son visage ni le reste, d’ailleurs. C’est vachement frustrant !

Lundi 18 octobre1982
Météo extérieure : soleil dans la journée
Météo intérieure : soleil toute la journée et même toute la nuit !

Cet après-midi est à marquer d’une pierre blanche : mon pion m’a souri. Vraiment ! D’un sourire franc et malicieux. Je l’ai enfin vu de plus près et (évidement) ses yeux sont bleus et très beaux. J’aimerais tellement lui dire quelque chose, mais quoi ? (Il doit me trouver un peu naze, mais tant pis.)

Jeudi 20 octobre 1982
Météo extérieure : très beau
Météo intérieure : faux beau temps/ soleil trompeur (Soleil cherche futur comme dans la chanson de Thiéfaine, ce génie incroyable qui a tout compris à la vie.)
Quelque chose de génial est arrivé ce matin ! (Ça va sembler bien peu de chose pour un si grand bonheur mais tant pis, c’est cette minute de bonheur extrême qui compte.) (Car enfin, c’est vrai, ça n’a pas duré très longtemps et du coup, maintenant je retrouve ma puérile tristesse. C’est une tristesse affreuse qui me ronge de dedans et je sens que sous ses attaques, je pars dans les rêves les plus fous. C’est de l’ennui, oui, c’est ça. J’ai trouvé le mot juste : c’est l’ennui de la solitude alors que je suis faite pour être à deux. L’ennui comme une interminable pluie fine qui tombe sur la rue, les toits. La grisaille des nuages qui crèvent. L’ennui me creuse et je sens le vide me gagner. Parfois je me morfonds tellement fort au fond de moi-même, que je sens qu’un jour, un triste jour j’y resterai pour toujours. Ça craint.)
En tout cas ce matin mon pion m’a fait signe de la main et c’est ça, mon moment de bonheur intense de la journée ! (Et même de la semaine et du mois !!) Il faisait très beau, le soleil était là et tapait (pas comme en plein été bien sûr, mais beaucoup pour la saison quand même). Ah, l’été… c’est merveilleux (mais en y pensant bien, c’est super affreux car je ne le verrai plus et je ne suis même pas sure qu’il sera encore là à la rentrée prochaine. Affreux, affreux, affreux…NOOOON !)

Vendredi 21 octobre 82, 21 h
Météo extérieure : pluie pluie pluie
Météo intérieure : orage
Je viens d’apprendre un truc dingue par ma meilleure amie : elle a parlé de mon pion à sa grande sœur (celle qui est partie dans le sud pour ses études et qui est revenue aujourd’hui pour les vacances). Elle s’est marrée quand ma meilleure amie lui a parlé de moi et Jean-Noël parce qu’elle est sortie une fois avec lui quand elle était au lycée et lui aussi ! C’était il y a trois ans et elle était saoule. Il parait qu’il est tout maigre quand il est tout nu, qu’il se came à mort, qu’il n’est pas très intéressant, qu’il est très superficiel ! Merdre alors, de quoi elle se mêle, celle-là ? De toute façon elle est moqueuse et c’est rien qu’une mauvaise langue. Je n’ose pas le dire (à part à toi, bien sûr, Journal) mais je l’aime pas du tout cette fille, même si c’est la grande sœur de ma meilleure amie. Elle est vraiment pas chic du tout.
C’est dingue, dingue, dingue. J’ai du mal à en croire mes oneilles (mais ça expliquerait sa maigreur, sa dégaine planante, sa démarche cool, ses yeux bleus plutôt étranges). Je savais qu’il était maigre mais je n’avais pas pensé qu’il pouvait être pourri par la came et être si peu intéressant… La méchante sœur a dit qu’elle avait même fumé un joint avec lui et que ça lui a rien fait, à elle !
Maintenant que je sais ça, est-ce que je vais faire des cauchemars avec plein de mecs tous nus et camés à mort ?!
En tout cas il m’a fait oublier la « maladie Daniel ». Maintenant, le virus a changé, c’est Jean-Noël qui m’a atteinte, et lui seul détient le vaccin pour y remédier (même si la conne de grande sœur de ma meilleure amie lui crache dessus).
Merdre de merdre ! Peut-être qu’il était pas dans son état normal, quand il m’a souri… Peut-être qu’il venait de prendre un joint… Finalement c’est peut-être qu’une espèce de zonard nul ! Tout s’écroule encore une fois dans ma vie amoureuse.
Même jour, 22h
J’ai décidé que cette information n’a aucune valeur, vu qu’elle vient de la méchante grande sœur de ma meilleure amie, et j’ai aussi décidé que de toute façon je m’en fiche et contre fiche, qu’il soit drogué ou pas !

Samedi 22 octobre 82, ou plus exactement dimanche 23 octobre 82 car il est minuit et demi (ou plus)
Météo extérieure : nuit dégagée
Météo intérieure : étoiles étoiles étoiles
Jean-Noël
Jean-Noël
Jean-Noël…
Jean-Noël, Jean-Noël, Jean-Noël !

Lundi 24 octobre 82
Météo extérieure : stable
Météo intérieure : variable
Vu de près, ses yeux sont vraiment très beaux, vraiment très bleus, d’un bleu vachement clair et terriblement charmant. (J’y suis très sensible. Je ne sais pas si je l’ai déjà dit, Cher Journal, mais les yeux sont très importants pour moi. Les mains aussi, d’ailleurs. Chez mon pion, tout cela est réuni dans un mélange étrange et fascinant.)
Il ne m’a pas du tout l’air inintéressant, bien au contraire. Et comme avec ma meilleure amie on a décidé que notre devise serait Qui ne risque rien n’a rien, je me lance (parce qu’après mures réflexions avec ma meilleure amie, j’ai trouvé un sujet de conversation imparable : les cours de gratte !).
Par contre, ça n’a pas donné ce qu’on espérait :
Moi : Bonjour. Excuse-moi, est-ce que tu donnes des cours de guitare ?
Lui : Ah…non. Je n’en joue pas.
Moi : Ah bon, je pensais…
Lui : Il y a d’autres personnes qui en donnent. Par exemple Michel, je crois.
Moi : Oui, c’est vrai, je sais que Michel en donne mais j’avais pensé que peut-être… Bon ben …tant pis…merci.
Et je lui tourne le dos pour partir (déçue et blessée). Et là, je l’entends qui me dit « Salut », un Salut vraiment chouette qui a l’air de dire « A bientôt. Ce serait bien de se revoir un de ces jours ! »
Sa voix est tellement agréable ! Il est tellement gentil, vraiment chic ! Ça m’a donné des fourmis dans tout le corps mais au fond du ventre.
Ma meilleure amie regardait la scène sur un côté discret du lycée et elle m’a dit (et je sais qu’elle parle toujours franchement) qu’il avait eu l’air émerveillé. Quant à moi, je trouve que c’est un mot un peu fort. En tout cas on est d’accord pour dire qu’il faut continuer sur cette lancée et on a fait un plan d’attaque pour demain : je vais commencer par lui dire « Salut », ensuite je m’arrangerai pour le re croiser, et je lui dirai « Bonjour », et ensuite pour la troisième apostrophe je lui dirai « Ça va ? »
(Je me demande quand même si je ne devrais pas carrément lui dire « Salut, ça va ? « )
J’espère qu’un jour heureux je pourrai lui raconter que cette petite question « Est-ce que tu donnes des cours de guitare ? » était le maquillage subtil qui cachait une envie vachement plus profonde…Peut-être même qu’un beau jour je pourrai lui lire les parties de mon journal qui lui sont consacrées. Je pourrai aussi lui dire que je m’ennuie dans ce foutu bahut à la con et aussi dans ma vie à la con. Je suis sûre qu’il me comprendra, surement que lui aussi, il trouve que sa vie est naze. On pourra écouter du Thiéfaine ensemble.
Il doit penser que je le drague un peu, peut-être qu’il trouve ça marrant. J’espère qu’il se moque pas de moi avec les autres pions. (Je crois pas. C’est pas du tout son genre. Il est pas comme ça, pas du tout du tout. C’est un chic type, ça se voit tout de suite. Son intérêt pour moi est tellement discret que ça veut clairement dire qu’on peut lui faire confiance à 400 %, c’est évident.)
Et si je me faisais coller un mercredi après-midi ? Ça ne devrait pas être très compliqué. (Merdre de merdre, faut pas que ce soit mercredi prochain parce que j’ai des tas d’interros la semaine qui arrive et je n’ai pas encore annoncé mon dernier 03/20 en physique aux parents.) Je n’ai encore jamais été collée mais il faut le faire pour lui. Comme une grande preuve d’amour qu’il sera le seul à comprendre.
Ou alors faudrait boire de l’eau de Cologne du Mont Saint-Michel juste avant de le croiser et hop, s’évanouir dans ses bras !

Jeudi 28 octobre 82
C’est pas si simple, finalement, de se faire coller. Je sais pas trop comment m’y prendre. C’est peut-être plus facile à faire, le coup de l’eau de Cologne que j’ai gardée de ma Mémé bien aimée…

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 10

10.


© 2020 : Anne Vassivière

Septembre 1982 (je te préviens, Journal, je suis grande et je ne vais plus t’appeler par ton prénom et je ne vais plus appeler les jours par leur nom non plus. Quant à l’heure, ben, j’ai décidé que ça n’a désormais aucune espèce d’importance vitale non plus.)

Maintenant je suis au lycée et maintenant c’est…bof. J’en ai marre comme avant, je crois. Après tout, c’est toujours pareil. Surtout partout où on est censés bosser. Enfin, c’est quand même un peu mieux. Légèrement mieux. Tout est relatif, chacun le sait, puisqu’au final, tout craint du boudin.
Maintenant quand je passe devant les grilles du collège, j’éprouve une haine farouche pour tous ces connards qui nous y ont fait chier pendant quatre ans et je suis bien contente d’en avoir foutu le camp. Au lycée, au moins, la cour est super parce qu’il y a des bancs en bon état (j’entends par là que l’on peut s’asseoir dessus), des pelouses sur lesquelles on peut se vautrer et des sapins qui sentent bon la forêt et auxquels on peut s’adosser tranquillement. Les garçons ne courent plus pendant la récré comme des idiots, et puis il n’est pas choquant que quelqu’un ou quelques-uns s’assoient au beau milieu de la cour. On est libres, c’est vraiment la liberté. En plus, sur le goudron de la cour sont inscrits des trucs vrais et bien mérités contre les cons de l’administration (et certains profs bien craignos), du genre Carso est un facho etc… Ces marques ont été masquées mais on les voit quand même malgré tous les efforts faits par le troupeau administratif : on ne peut pas éternellement faire taire quelqu’un (et encore moins un groupe de jeunes qui dit la vérité).
Du point de vue boulot, la classe de seconde tronc commun est dure dure parce qu’en maths on a le programme de C, en français, celui des A, en sciences éco, celui des B, en biologie, celui des D… Pas mal pour faire son choix pour la classe de première, mais pour moi c’est tout vu : ce sera A ou rien. Je me fais chier en maths et en physique et c’est rien de le dire. Je suis allergique à ces cours-là même si j’aime bien la prof de maths. Avec son chignon choucroute on dirait une vieille petite souris blonde aux yeux bleus. Elle a au moins 35 ans. (C’est celle qu’on avait aussi en 3ème, celle dont le mari s’est fait manger par un crocodile, la pauvre). En plus, maintenant elle fait cours devant des agités qui ne la respectent pas, alors quand elle écrit au tableau elle se déplace avec un petit miroir qu’elle pose sur le porte craie à mesure qu’elle avance dans sa démonstration. Y a presque que les fayots de fils d’ingénieurs de l’usine du coin qui l’écoutent. C’est ceux qui pleurent pour de vrai quand ils ont que 18/20 aux contrôles. Véridique ! (Sauf qu’il y en a un parmi eux que j’aime depuis toujours, c’est Philippe, mon amour caché depuis la sixième. Je suis sûre que lui, il est très différent dans son for intérieur.)
On est censés être l’élite des classes parce que on a pris allemand première langue et latin (et aussi pour la crème des crèmes genre Philippe mon amour caché, grec.) Moi, je veux faire de la phylo et du dessin parce que j’aime bien griffonner (sauf que les parents m’ont dit que c’est pas un vrai métier.) Je pourrai peut-être être prof de dessin. Mais quand la mère de Philippe m’a demandé ce que je voulais faire plus tard, je lui ai répondu journaliste, en espérant qu’elle me mépriserait moins que si je disais prof. En tout cas aucun risque que je devienne militaire ou flic.

Encore septembre 1982
Quand ma petite sœur (qui est maintenant au collège) commence plus tôt que moi le matin, elle me réveille pour que j’ai le plaisir de me rendormir encore une heure ou une heure et demie (ça dépend de mon emploi du temps). Et quand c’est moi qui commence avant elle, je fais pareil et elle fait pareil.

Octobre 82
Merde merde merde et remerde : je me suis fait dispenser de gym (j’ai dit à ma mère que j’avais mal au ventre parce que j’étais indisposée : le tour était joué ou presque et de toute façon c’est pas la faute à dommage, parce que la prof est une vraie facho, et franchement, elle peut crever, celle-là !). Je me suis fait dispenser de gym pour voir si mon pion préféré était en étude et il y est pas. C’est une espèce de nana moche et tout, qui est assise au bureau de mon pion. (Un vrai thon, un super cageot qui fait la gueule, en plus !) J’avais tellement espéré. Laisse béton. Heureusement j’ai amené mon journal pour me défouler dessus au cas où (parce que maintenant, il faut que j’y reste de 9 à 11, sauf si je vais faire des recherches au CDI).
Bref, mon pion est pion au lycée (comme son nom l’indique) et je l’ai tout de suite remarqué. D’ailleurs comment ne pas le remarquer : c’est tout à fait mon genre. Physiquement, au moins, puisque je ne le connais pas autrement (on m’a quand même dit qu’il est super féministe, et qu’en plus, l’apparence, il s’en fout, pour lui c’est la personnalité, qui compte. Exactement comme moi. C’est dingue !). Il n’est pas vraiment grand et il est maigre. Moi, j’aime pas spécialement les mecs maigres, mais là c’est différent. Quoi dire d’autre ? …Ah oui ! J’ai oublié l’essentiel : il a les cheveux châtains, frisés et longs. Je ne sais pas de quelle couleur sont ses yeux parce que je ne l’ai jamais approché de près et j’espérais l’apprendre en venant en étude ce matin. Je ne peux pas dire qu’il soit beau, non, il ne l’est pas. Mais comme c’est la personnalité qui compte, ça devrait aller parce que son allure est vachement cool, son air vachement planant, sa silhouette, son visage, tout quoi. Je le regarde à travers les vitres de la salle d’étude chaque fois que je peux mais jamais encore nous n’avons parlé ensemble. Je voudrais tant. Mais que dire ? Il a bien dû s’en apercevoir puisque lui aussi, fait comme moi : aucune parole, que des regards et même des sourires si petits que je les invente peut-être lorsqu’on se croise dans la cour. Il a une espèce de voiture assez pourrie, je le sais parce qu’un matin à 8 heures (un jeudi matin à 8 heures), je l’ai vu qui partait avec. Ou plutôt, dedans. Je crois qu’à ce moment-là il ne m’a pas vue, et ça, c’est vraiment super naze.
Comme on est presque à la campagne, il y a un internat dans notre lycée. Elles ont vraiment du bol, les filles qui crèchent à l’internat, elles peuvent le voir et discuter avec lui plus facilement que moi. (Je sais pas si les parents accepteraient que j’aille à l’internat… peut-être que je pourrais leur dire que je travaillerais vachement mieux là-bas.) En tout cas, je trouve que cette vieille bagnole colle tout à fait avec son personnage et l’effet qui s’en dégage. Il parle souvent avec des nanas qui ont l’air super sympas mais un peu prétentieuses et ça me fait plutôt chier parce que moi aussi j’aimerais parler de choses et d’autres avec lui. Je sais qu’il a des idées super. On s’entendrait super bien sur le féminisme et le fait que l’apparence n’a pas d’importance et tout ça. Et puis ce serait tellement enrichissant ! Hier, il avait un badge sur la poitrine, mais je n’ai pas réussi à voir ce que c’était.
J’ai encore oublié une chose qui a son importance : il porte des sabots et il a des jeans super serrés, ce qui fait ressortir sa maigreur et c’est très beau.
En ce moment, dans la salle d’étude, le soleil me caresse doucement, c’est le soleil du matin, orange, pas jaune ni rouge. Je suis en train d’écrire mon journal, je ne parle que de lui et j’aimerais qu’il me voie ainsi. Mais pas de Jean-Noël à l’horizon (j’ai appris son nom en questionnant des copines autour de moi). Elles m’ont aussi dit que j’avais toutes mes chances (mais ce n’est pas forcément ça que je veux). L’heure de 9 à 10 est déjà passée, peut-être qu’il va arriver pour la suivante, pour l’heure de 10 à 11. (Putain d’espoir !) S’il n’arrive pas dans 5-10 minutes, j’irai me dégourdir les jambes au CDI. Peut-être même que j’emprunterai un livre, qui sait ?
Je me demande jusqu’à quand il faudra patienter pour apercevoir sa frimousse s’il ne vient pas du tout aujourd’hui. Ce sera long et difficile. Et s’il arrive maintenant, qu’est-ce que je pourrais lui dire sans paraitre ceci ou cela ?!
Je regarde la pionne qui est assise sur sa chaise à lui, je l’efface, elle, et l’installe, lui, mon roi sur son trône. Il est là, j’en suis sûre, je le sens derrière moi, il me regarde. Je me retourne en forçant mes yeux à être super brillants. Pourtant il n’est pas là, il n’est pas venu. Et dire que toute la soirée d’hier je me suis fait chier à faire 22 petites nattes très serrées pour les défaire avant d’aller au lycée ce matin et que c’est pour ça que j’ai mis le réveil à sonner à 5 heures ! En plus j’ai mis une heure pour me fringuer ! C’est naze, ma vie…

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 9

9.


© 2020 : Anne Vassivière

Jeudi 11 mars 1982
6 heures du matin et des brouettes, de toute façon on s’en fiche

Toute la nuit j’ai cherché son nom dans l’annuaire de mon département (je vais finir par le savoir par cœur !) parce que j’ai son numéro de téléphone mais je voudrais savoir où il habite (pour lui envoyer des lettres). J’ai donc épluché le bottin mais la seule conclusion à laquelle je suis arrivée, c’est que Daniel N’EST PAS dans l’annuaire. J’ai trouvé beaucoup de gens avec son nom de famille, mais aucun avec son prénom. Ma meilleure amie pense qu’il est sur liste rouge, comme le prof de gym que sa grande sœur déteste au lycée. Il a fini par s’inscrire sur cette liste parce que la grande sœur et des copines à elle lui passaient des coups de fils anonymes, surtout la nuit. Et aussi parfois le dimanche matin quand elles mettaient leur réveil à sonner super tôt pour être sûres de bien l’emmerder.
Bref, aucun résultat positif. Y en a marre. J’en ai marre de la vie. Peut-être que si j’étais au bar Le Bon Accueil 24 heures sur 24, j’aurais une chance de l’y voir étant donné qu’en ce moment il fait un truc temporaire pour l’usine du coin, genre du travail je crois. De toute façon j’ai décidé d’oser aller au bar plus souvent. Avec ma meilleure amie de préférence uniquement. De toute façon j’en ai marre de mes connards de parents. C’en est vraiment trop. Je ne peux plus les supporter et ma meilleure amie est la seule au monde à comprendre ça. D’ailleurs, à ce propos, très cher Journal, récapitulons ce qui m’est interdit de faire :
1- Interdit d’aller passer le week-end chez ma meilleure amie sous prétexte qu’elle ne vient pas souvent à la maison et que c’est à son tour de venir. Je vais devoir tenir un registre ou quoi ?! J’y ferai une barre pour les fois où je vais chez elle et une croix pour les fois où elle vient chez moi. Ce sera pratique et je ne pourrai pas tricher parce que, comme sur mon carnet de notes scolaires, mes parents détestés signeront en bas des pages et l’affaire sera réglée. Non mais faut pas exagérer, tu vois comme ils sont cons, cher Journal ?!?! Aujourd’hui j’en suis malheureusement convaincue : mes parents sont les plus nazes des plus nazes !
2- Deuxième interdit formel : la dernière fois que je suis allée au théâtre à l’ancienne halle aux grains, ma mère était grippée et n’a pas pu m’y accompagner. Cette conne a donc demandé à un ami des parents si il y allait. Et voilà le deuxième interdit formel et débile : comme l’ami en question y allait avec sa fifille maniérée, j’y suis allée avec eux mais je n’ai pas eu le droit de sortir de la salle à l’entre-acte ! Les parents ont ajouté « Si on t’enlevait, il serait très embêté, Monsieur Marc ! » Tu entends ça, Journal ? Je les déteste, je les déteste !!!
3- Troisième interdiction débilos : interdit de faire brûler de l’encens dans ma chambre. Ça fait déjà deux-trois ans au moins que j’en mets, et voilà qu’un beau matin de merde, mon con de père débarque et sous prétexte d’un danger d’incendie, il m’interdit d’en faire brûler !! Comme s’il venait juste de s’en apercevoir, que j’en faisais brûler ! Incroyable ! Et ses saloperies de cigarettes ? Elles puent pas, dans la bagnole et dans la maison ?! Et en plus on n’a même pas le droit d’ouvrir les fenêtres de la R 16 parce que ça fait trop d’air !
4- Dernière interdiction criminelle : je n’ai plus le droit de peindre sur les vitres de ma chambre ! En plus, c’est que de la peinture à l’eau, ça craint rien !! Faut absolument que je m’arrache rapidos de cette taule infecte. J’ai les parents les plus craignos de la terre, laisse tomber…

Parfois, je regarde la nuit par la fenêtre de ma chambre. Je vois les lumières des feux du carrefour et je m’imagine que je suis la seule survivante sur la terre.

Vendredi 12 mars 1982
7 heures du matin

Cette nuit j’ai rêvé de Daniel, le plus beau nom de la terre. Le moment délicieux que j’ai passé avec lui était merveilleux et durera encore longtemps, même s’il ne m’a pas encore appelée. Car après leur mort, les étoiles scintillent pendant des éternités.

Samedi 13 mars 1982
2 heures de l’après-midi (mais je me demande si ma montre n’est pas déglinguée parce que ça fait un petit moment que c’est 2 heures de l’après-midi.)

J’aimerais tellement revoir mon beau Daniel, ça fait exactement une semaine qu’on s’est rencontrés : j’arrive pas à y croire, comme le temps passe vite ! En tout cas maintenant j’ai retenu la leçon, suite à ce qu’il m’a dit par rapport au fait qu’il croyait que j’étais une bêcheuse : il ne faut pas juger les gens. Je me souviendrai toujours que c’est grâce à mon beau Daniel que je l’ai appris. (Ça serait bien si les connards de parents le comprenaient aussi ! Et pareil pour ces cons de profs fachos du collège !)

Dimanche 14 mars 1982
5 heures de l’après-midi (ma montre s’était vraiment arrêtée, tout à l’heure. Je suis sûre que c’est parce que j’attends tellement fort que ça fait s’arrêter le temps comme par magie) (Mais heureusement qu’elle n’est pas cassée, j’avais juste oublié de la remonter : je suis tellement ailleurs dans ma tête avec Daniel que si il y avait pas les parents pour me forcer à manger, j’oublierais complètement qu’il faut se nourrir d’autre chose que de Daniel.)
J’aimerais tellement retrouver Daniel ce soir dans mes rêves. Je ne sais pas ce que je donnerais pour lui. En fait je donnerais tout pour lui. Je voudrais tellement l’embrasser.
Pour le moment je suis sortie avec : Franck, Stéphane, Momo et Patrick (mais c’était juste pour tenir compagnie à ma meilleure amie pendant qu’elle sortait avec Didier, son ancien amoureux du camping que ses parents tiennent l’été et qui a déménagé). Pour le moment, sortir ça veut dire qu’on s’est embrassés quelques fois sur la bouche et sans la langue et c’est tout. Pour le moment, sortir avec quelqu’un, ça veut juste dire rouler une pelle mais moi j’aime pas cette expression, je la trouve vachement vulgaire.

Lundi 15 mars 1982
Je m’en tape, de l’heure. Désolé, Journal.

J’adore toujours mon beau Daniel et s’il voulait de moi je me donnerai à lui mais j’ai toujours pas de nouvelles.
Encore lundi 15 mars 1982
Minuit, l’heure du crime et de la Salsa du démon du Grand Orchestre du Splendid. Horreur, malheur, je craque !
2 heures du matin ! Du coup c’est Mardi 16 mars 1982 ! Le temps passe tellement vite ! Et aussi tellement pas vite !
J’arrête là mes délires qui deviennent de plus en plus fous mais secrètement souhaités autant que chéris, car cela devient dangereux… Le sommeil me gagne… Je ne lui résisterai pas plus, ni à lui, ni à cette envie dingue de rêver de l’amour avec le beau Daniel…
En tout cas, à la soirée de vendredi où on est invités (moi, la petite sœur et les parents) si il y a Serge (le fil des amis de mes parents qui est amoureux de moi depuis des années) et qu’il veut sortir avec moi pour le soir de la soirée, je le ferai. J’ai envie que quelque chose se passe vraiment. Je veux dire pour de vrai.

Mercredi 17 mars 1982
C’est l’heure d’aller me faire chier au collège alors que dans ma tête je suis (au moins) au niveau de maturité du lycée…dur dur…
En plus je me suis réveillée avant d’avoir eu le temps de rêver de Daniel. C’est naze.

Samedi 20 mars 1982
M’en fiche de l’heure !

Moi qui ne pensais plus du tout à lui depuis un jour parce que depuis hier je sors avec Serge, je l’ai vu cette nuit dans mon rêve, le beau Daniel ! Il est toujours là quelque part. Il est tellement super.

Mardi 23 mars 1982
5 heures du matin, putain je vais même pas réussir à me rendormir avant que ma mère vienne me réveiller pour aller en classe parce que cette nuit encore je le vis et nous sommes repartis pour le pays merveilleux de l’amour et que depuis, je suis avec lui, Daniel. (J’ai eu l’occasion de voir des photos du mariage, mais il était tout le temps de dos, c’est extra naze.)

Mercredi 24 mars 1982
6 heures 25 de l’après-midi

Moi qui ne pensais plus à Daniel, j’en suis à nouveau hantée. Je voudrais tant le revoir. Partout dans la rue, je guette, je veille, j’attends mais je ne veux faire aucune démarche, je veux que ce soit lui. (ou alors que nous nous rencontrions et que ce soit pour moi le hasard tant souhaité ) (Ou alors que Daniel soit mon beau-père, comme dans le film. Ohlala, oui, comme dans le film, ça serait super, tellement super ! Je serais sa Marion et il serait mon Rémi !)
Ça avait pourtant bien commencé, cette histoire, comme dans un film ou un roman. Mais pour l’instant il n’y a plus aucune action, ça stagne misérablement et moi j’en ai marre que rien ne se passe.
Serge, il m’aime, mais pas moi. Je n’ai pas beaucoup de sentiments à son égard à part celui qu’il m’aime. Il est un peu nul, il m’embrasse même pas avec la langue. D’ailleurs personne ne m’a encore embrassée avec la langue. Remarque, cher Journal, je suis pas sûre de vouloir que Serge me mette sa langue dans la bouche. Il y en a qu’un et un seul, que je voudrais qu’il me fasse ça…inutile de te dire qui c’est, Cher Journal !

Vendredi 26 mars 1982
11 heures du soir, pas d’espoir

Ça fait pile poil une semaine tout rond que je sors avec Serge. C’est dingue comme le temps passe pas du tout vite.
Il y a quelques nuits, j’ai rêvé que Daniel me faisait l’amour. L’amour ! Carrément !!
En ville j’ai vu un drôle de mec. La première fois, c’était hier (Jeudi 25) : j’étais allé acheter Candide à la librairie et quand je suis sortie pour retrouver ma mère qui achetait une fermeture éclair à la mercerie, j’ai vu un mec devant le magasin de chaussures (en face). Je l’ai remarqué parce qu’il était frisé et moustachu (avec des cheveux gris) (pourtant il paraissait jeune sous ses dehors). Il avait un futal foncé serré dans des bottes, et une immense veste noire en poil de quelque chose. Je ne sais pas ce que c’était exactement, mais le fait est que je l’ai remarqué et lui aussi. J’ai tout de suite pensé que ça pouvait être Daniel (un peu déguisé pour ne pas attirer l’attention de mes parents). J’aurais tant aimé que ce soit lui, que ça devenait presque lui. Pendant que je suis rentrée dans la boutique pour rejoindre ma mère, lui, il s’est arrêté devant la vitrine d’en face. Je suis sûre que c’était pour me regarder. Et puis on est parties, avec ma mère. Je l’ai regardé jusqu’à le perdre de vue et maintenant, plus je le vois dans ma tête plus je suis sûre que c’est Daniel.
Et puis tout à l’heure quand je sortais du collège et que je commençais à remonter à la maison à pied et pas en vélo pour une fois, je l’ai vu et il m’a suivie pendant au moins dix minutes ou plus. Oui, pendant peut-être plus que dix. Pendant au moins quinze minutes. Et ça, c’est vraiment la confirmation que c’était lui incognito. J’étais folle d’émotion et je me suis retournée au moins 1000 fois pour voir s’il était toujours derrière moi. En rentrant chez les parents, j’ai tiré le fil du téléphone à donf et j’ai bigophoné ma meilleure amie immédiatement : elle m’a dit que oui, que c’est tout à fait possible, que peut-être c’était vraiment lui et que comme ça faisait longtemps sans nouvelles, il se cachait un peu parce qu’il avait honte de ne pas s’être manifesté avant. Je lui ai demandé si elle pouvait lui téléphoner pour moi mais ça lui plait pas trop, comme idée. J’étais super vénère qu’elle refuse parce que avec sa méchante grande sœur elles ont déjà fait ça plein de fois pour des occasions vraiment beaucoup moins exceptionnelles que mon histoire avec Daniel. Mais bon, j’ai rien dit vu que c’est quand même ma seule meilleure amie. Alors finalement on a décidé que la prochaine fois que je vois l’homme en ville, c’est moi qui vais le suivre.

Samedi 03 avril 1982

C’était pas Daniel, le mec en ville.
J’ai même pas eu à le suivre, je suis tombée nez à nez avec lui en faisant les commissions avec ma mère. J’en ai vraiment marre de tout. En plus, avec ma meilleure amie, on a appelé plusieurs fois d’une cabine le numéro qu’il m’avait donné et ça répond jamais, ça sonne toujours dans le vide. Du coup j’ai quitté Serge. De toute façon on s’était vu que trois fois et il ose même pas mettre la langue et de toute façon je veux pas qu’il la mette. Je laisse bêton : l’amour c’est trop la galère de toute façon. Et j’ai même pas le cœur à l’avoir grenadine. Pas d’soleil, sur ma peau ouô ouô ouôôô…Le mot du jour est : DESESPOIRRRR…

Dimanche 04 avril 1982

Le mot du jour est : STOP ! J’arrête d’écrire. De toute façon il m’arrive rien d’intéressant et de toute façon j’ai perdu tout mon style, avec l’histoire d’amour avec Daniel.

Samedi 22 mai 1982
17 heures

J’ai décidé de réessayer d’écrire mais en fait il n’y a rien à raconter (rien qui risque d’intéresser qui que ce soit). Ma cousine, elle, elle a un vrai problème grave et elle aurait des tas de raisons d’écrire (même un bouquin !) parce qu’elle vit vraiment quelque chose de spécial avec son anorexie (même si c’est pas quelque chose qu’on peut qualifier d’enviable). Je comprends pas trop comment c’est possible parce qu’elle adore cuisiner. Il parait que c’est un truc mental. Pourtant elle a toujours pu faire tout ce qu’elle voulait, elle, dans la vie, même les super cours de danse classique dans le bel immeuble à côté du parc. Je comprends vraiment pas. Maintenant, il paraitrait qu’elle peut presque plus rien faire, comme activité, parce qu’elle est trop faible. C’est comme si elle avait plus de force pour continuer sa vie. C’est super grave ce qui lui arrive, et là ça lui sert plus à rien qu’elle ait eu une encyclopédie Universalis et pas moi. Mais quand on glande comme moi durant toutes ses journées, on a l’impression dégueulasse de gaspiller du papier, de l’encre et du temps. Je suis tellement seule. Et en même temps, parfois j’ai l’impression d’être à plusieurs. (Ne t’inquiète pas, Journal, je SUIS pas plusieurs, juste une impression un peu bizarre.) Des fois je me demande si tout le monde sent ça mais j’ose pas poser la question. J’ai pas envie que les gens me regardent bizarrement, même ma meilleure amie. Ma vie est nulle et je suis nulle mais les gens ont même pas l’air de s’en apercevoir, c’est dingue… Si j’avais une sœur du même âge que moi, au moins on pourrait faire des trucs, dans notre vie. Ma cousine, elle pourrait être comme une sœur de mon âge, mais franchement elle est trop prétentieuse (sauf quand elle est malade, bien sûr).

Mardi 15 juin 1982
19 heures

Ça fait trois mois et cinq jours que je n’ai plus de nouvelles du vrai Daniel. Je crois que c’est râpé pour moi, l’amour.

Vendredi 02 juillet 1982, j’ai enfin 15 ans et en plus c’est les vacances !!
Ma mère et ma petite sœur m’ont fait un gâteau d’anniversaire et elles m’ont offert une belle barrette et une très très belle robe indienne bleue, et mon père, un bon pour aller chez la coiffeuse me faire gaufrer les cheveux quand je veux ! Et ma tata et ma cousine sont passées à la maison pour m’offrir une encyclopédie en 4 tomes sur la peinture (wouawww !) Et Cathy m’a amenée au cinéma ! J’y étais pas allée depuis Bernard et Bianca quand j’étais petite avec ma tata et ma cousine ! On a vu un truc SU-PER qui va me rendre malade pendant au moins une semaine, j’en suis sûre. Ça s’appelle Passion d’amour, c’est super triste et c’est le plus beau film de ma vie !!

Dimanche 04 juillet 1982
23 heures

Aujourd’hui avec Cathy, on est parties faire un grand tour en vélo sur les chemins au-dessus de notre petite ville. Les parents ont dit oui et j’étais tellement heureuse que ça me donnait des ailes aux pédales. D’ailleurs, aucune côte ne m’a arrêtée et je n’ai pas posé le pied par terre. Et puis sur ce parcours il y a aussi des grandes descentes qui font du bien et qui font presque s’envoler le t-shirt. Ça rafraichit le corps encore tout chaud et trempé par l’effort de la grimpette d’avant. Et puis un truc bon au corps aussi, c’est la vitesse et le faux vent dans les cheveux qui volent, animant l’ombre de l’homme sur sa petite machine. Je veux dire la femme. La fille. La personne, quoi. Que c’est bon, cette sensation d’avoir la nuque et le cou nus, le visage dégagé, les cheveux longs dans le vent ! (Même si c’est dans des grandes couettes.) J’aime les perpétuelles descentes, ou mieux encore, les montées et les descentes qui se succèdent. Moi, j’ai horreur des chemins plats, on s’y ennuie à mourir : le mouvement n’est pas agréable et l’effort n’existe pas vraiment (je parle de l’effort physique) (de sentir son corps.) (Par contre, j’avais osé mettre un short pour enfin bronzer des jambes mais ça n’a pas marché du tout, je suis toute cramée et je sais bien ce qui va se passer après, ça va peler et rien d’autre.)
C’était vraiment un super week-end d’anniversaire !!!!!!!!!!!!!!! (J’ai mis 15 » ! » parce que ça y est, j’ai vraiment 15 ans (c’est dingue, j’en reviens pas d’être enfin vraiment grande) et à la rentrée prochaine, je vais ENFIN aller au lycée !)
A partir de maintenant je décide qu’il faut qu’il se passe plein de trucs dans ma vie. IL FAUT ABSOLUMENT QU’IL SE PASSE PLEIN DE TRUCS DANS MA VIE !

Au feu, les pompiers,
Y a la maison qui brûle !
Au feu, les pompiers,
V’là la maison brûlée !
C’est pas moi qui l’ai brûlée,
C’est la cuisinière,

C’est pas moi qui l’ai brûlée,
C’est le cuisinier.
Au feu, les pompiers,
Y a la maison qui brûle !
Au feu, les pompiers,
V’là la maison brûlée !

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 8

8.


© 2020 : Anne Vassivière

Dimanche 07 mars 1982
4 heures du petit matin. Wouawww !

Ben en fait c’était hier, le mariage. En fait c’était tout à l’heure puisque pour une fois on s’est couchés super tard. Les mariés m’ont avoué qu’ils se seraient bien passés de se marier si ça n’apportait pas certains avantages dans notre société pourrie. Je portais la nouvelle robe bleue indienne et un jupon qui dépassait. Et des bottes, parce que j’ai trop honte de pas avoir les jambes bronzées. Finalement la robe et les bottes ça fait un super genre. Et avec mes cheveux frisés (très naturellement grâce à la coiffeuse bien sûr, mais ça, je l’ai dit à personne), j’étais pas mal. Évidemment, ma cousine portait que de la marque, cette prétentieuse. Elle est pourrie gâtée. La preuve : elle a tous les collants en lycra et les fuseaux et les guêtres qu’il faut pour faire de l’aérobic. En plus elle a le droit de faire des boums et elle m’invite jamais. Remarque, heureusement : j’ai pas du tout envie d’y aller. De toute façon, moi je préfèrerais aller aux soirées folk organisées par les élèves du lycée. Il parait qu’il y en a deux, un couple (!!), qui a même un appartement (!!) dans le centre (!!) de notre petite ville. Leur propre appartement !! Ils s’appellent un truc bizarre genre Do et Da, ou le contraire. J’ai tellement hâte d’être au lycée pour que ma vie commence enfin !!!!
Au mariage, la mariée était superbe et le marié aussi, mais la mieux de tous c’était l’arrière-grand-mère qui pour la première fois depuis sa jeunesse (je crois) s’était fait faire une mise en pli. A 92 ans elle a encore bon pied bon œil comme on dit et elle a grimpé les grands escaliers de la mairie. Elle était super avec ses cheveux qui faisaient des petites vagues toutes blanches. Et aussi avec sa nouvelle vieille robe. Moi, j’avais vraiment l’air d’une baba cool cradoque, à côté d’elle !
La grande super grande énorme nouvelle, c’est qu’en descendant l’escalier j’ai croisé un mec superbe et qu’on s’est dit Bonjour. Il était 2 heures 35 environ. Je ne l’avais encore jamais vu mais durant l’instant où je l’ai vu, ses yeux perdus dans ses cheveux fous et sa barbe dorée m’ont laissé des éclats de lumière dans les miens. J’étais éblouie. En plus, son costume était en harmonie avec les couleurs chaudes qui se dégageaient de tout son être et ça lui donnait une allure sérieuse et mystérieuse mais surtout un peu folle et vraiment attirante. Un peu comme celui qui chante Gaby. Dans la grande salle on a fait des super parties de flipper et de babyfoot en attendant le repas. A table, j’étais assise en face de ma cousine, elle chipotait avec sa nourriture et faisait la tête à tout ce qu’il y avait de super bon à manger dans son assiette. Heureusement, moi je voyais la super belle tête du beau mec en biais sur l’autre partie du U que formaient les tables. Après la pièce montée, je suis allée aux toilettes pour vérifier à quoi je ressemblais avant d’aller danser avec Daniel (C’est son nom ! C’est super beau comme nom !). Y avait quelqu’un qui faisait un bruit pas possible de vomi dans une des toilettes et j’ai demandé si ça allait, et là j’ai vu que c’était ma cousine. C’était elle et à la fois elle avait pas du tout l’air prétentieux de d’habitude, elle avait une tête toute bizarre. Elle s’est passée de l’eau sur la bouche et sur tout le visage et puis elle m’a fait jurer de ne rien dire à sa mère ma tata. J’ai juré et puis j’ai couru pour rejoindre Daniel et on a beaucoup dansé tous les deux et on a aussi parlé. C’était très intéressant de parler avec lui, et même plus : enrichissant !
En tout cas il est super d’accord que La danse des canards c’est une super merdasse. En fait on est d’accord sur tout, c’est vraiment dingue ! C’est un super chic type et en plus il est vachement canon. Il m’a donné rendez-vous à 14 heures au bar Le Bon Accueil de ma petite ville trois jours après le mariage. J’ai eu hâte de le revoir toute la soirée même quand il était là ! Il est extra chouette. Il a 32 ans mais il a pas l’air vieux et il est marié mais sa femme a pas pu venir au mariage mais je me rappelle plus trop pourquoi.

Le même jour mais 7 heures du soir.
Comment imaginer que j’aurais très bien pu ne jamais rencontrer Daniel ?!?!?! C’est affreux de penser qu’on aurait pu ne jamais se rencontrer ! Il y tant de personnes autour de nous dans la rue, se faufilant partout comme des milliers de rats ! En fait, qu’est-ce qui nous distingue des rats ?! Quand je regarde les gens du collège, je me dis : rien ! Rien ne les distingue des rats ! Quand je serai au lycée tout va changer. Heureusement !
Et aussi, heureusement que ce mariage a eu lieu, finalement ! Tant pis si c’est encore une victoire de cette société pourrie !
Il faudrait toutes les connaitre, ces milliers de vies, ces milliers d’aventures ! C’est là qu’on s’aperçoit qu’on n’est rien et qu’on est tout, banale et originale, une goutte d’eau dans l’océan, petit noyau pourri de notre petit monde pourri. Oui, la vie est trop peu longue mais n’oublions pas qu’elle n’est qu’un bien perdu quand on ne l’a pas vécue comme on aurait voulu… J’ai vraiment tellement hâte de faire de la philo au lycée !

Lundi 08 mars 1982,
2 heures 22 de l’après-midi

La lycéenne super sympa et super intéressante que j’ai rencontrée derrière la grille à la récrée, elle m’a dit que le prof de philo du lycée est super nazebroc mais que la philo c’est vraiment vraiment super chouette.
Aujourd’hui en tout cas, tout s’appelle Daniel, et comme aujourd’hui est fait d’hier et autant de demain, et que là, c’est plutôt l’après-midi, après après-demain (le jour du rendez-vous avec Daniel) ça va vraiment être super ! Aujourd’hui tout s’appelle Daniel, moi-même je suis tout entière Daniel et sa chaleur se répand dans toute mon âme.

Mardi 09 mars 1982
22 heures 22 du soir

En plus, aujourd’hui je vois des 2 partout dès que je regarde l’heure ou même autre chose !! C’est sûrement un signe!

Mercredi 10 mars 1982
J’oublierai jamais cette date. (Et en plus il fait super beau !)

Il est 3 heures 02 : Daniel vient de me déposer sur la route qui mène chez les parents. J’avais dit à ma mère que j’allais voir une copine pour justifier ma sortie en ville. On avait rendez-vous à 2 heures au bar Le Bon Accueil mais moi je suis partie à 1 heure 30 car je voulais être un peu en avance. Je suis arrivée là-bas à moins 20. Je suis rentrée dans une cabine téléphonique pour faire semblant de téléphoner (de toute façon j’avais pas de pièces et personne à appeler). En fait je voulais observer tranquillement par où il arriverait. Sur le parking en face du bar il y avait une camionnette blanche avec quelqu’un à l’intérieur mais je n’y suis pas allée parce que je n’étais pas sûre que c’était lui et puis de toute façon quand on est une fille il parait qu’il faut se faire attendre. Puis il est sorti de cette camionnette et j’ai tourné la tête pour voir si c’était lui : c’était lui. Il a traversé la rue en souriant. Moi aussi. On s’est fait la bise. La biiiiise !!
On s’est dit « Ça va ? » en même temps, c’est dingue !
A l’intérieur du bar il y avait plein de monde (c’était la première fois que j’y entrais). J’espérais que des gens du lycée m’y voient avec lui (surtout pas des idiots du collège !!!) et surtout la lycéenne super sympa et super intéressante, mais il n’y avait aucune tête que je connaissais. (juste un monsieur qui travaille à la ville et à qui les parents disent bonjour quand on le croise. Ça craint. Ça m’a pas mise très à l’aise mais je suis certaine que Daniel ne s’en est pas aperçu parce que j’ai vraiment fait celle qui a l’habitude.) Daniel m’a payé un super bon jus de fruit mais j’ai pas pu tout finir parce que j’avais trop de trucs à lui raconter. On a commencé à parler du mariage puis d’autres choses assez diverses. C’était très intéressant. Il parait qu’en me voyant la première fois au mariage, tout au début, il s’est dit « Voilà encore une bêcheuse. » J’espère (en fait j’en suis sûre) qu’il n’est pas resté sur cette impression-là. En tout cas ça m’a fait rire tellement fort que tout le monde dans le bar s’est retourné pour me regarder ! (Évidemment je ne lui ai absolument pas dit que j’étais encore au collège !)
Vers 3 heures 20, il m’a reconduite près de chez les parents. C’était vachement chouette mais vachement trop court. Il m’a filé son numéro de téléphone mais je ne sais pas quand je l’appellerai parce qu’il faudra que ce soit à un moment tranquille où il n’y a pas les parents à la maison. Ou alors faudra que je me débrouille pour avoir plein de pièces pour l’appeler d’une cabine sur le chemin du collège. Faudra que j’ai plein de monnaie parce que ça serait vraiment débile de finir notre super conversation par un truc idiot genre ça va couper, j’ai plus de pièces ! Il me prendrait pour une super débilos.
Maintenant, c’est le luxe chez moi parce qu’on a deux téléphones. Mais je peux pas utiliser celui du bas parce qu’il est pile poil dans la salle à manger alors tout le monde entend tout ce que je dis. Celui du haut est beaucoup mieux parce que si on tire le fil au max, on peut parler dans un petit coin du couloir. C’est de là que je bigophone ma meilleure amie et que ça dure deux heures et plus, et que ça fait pester ma mère quand elle reçoit les factures de 400 francs ou parfois plus. J’ai honte de faire dépenser ça à ma famille et j’essaie de me limiter mais on a tellement de choses super importantes à se raconter, avec ma meilleure amie, que toute la journée ensemble au collège c’est jamais assez. Surtout depuis cette aventure extraordinaire avec Daniel.
Moi aussi je lui ai donné le numéro de chez nous mais je sais pas comment il va faire si c’est les parents ou la petite sœur qui décrochent.
J’espère que c’est Daniel qui m’appellera en premier. Ma meilleure amie dit qu’il ne PEUT PAS ne pas m’appeler dans la semaine. Elle dit ça parce qu’il est arrivé en avance à notre rendez-vous et aussi parce qu’il a attendu dans sa camionnette, et ça, elle dit que c’est super bon signe. De tout façon on a décidé que passé ce délai, ce serait moi qui appellerai. Du coup on a cherché tout ce que je pouvais dire à sa femme ou à son fils si jamais c’est eux qui décrochent quand j’appelle : je dirai que c’est une erreur ou alors je raccrocherai très très vite sans rien dire. On l’a déjà fait, avec ma meilleure amie, quand on avait trouvé le numéro de téléphone d’un garçon du lycée qu’elle aimait bien l’année dernière. On l’avait trouvé dans le bottin et elle l’appelait juste pour entendre sa voix quand des fois c’était lui qui décrochait. Moi, j’écoutais à l’écouteur parce qu’elle voulait pas le faire toute seule au cas où ça tournerait mal. Mais les parents du garçon ont fini par se mettre sur la liste rouge. Peut-être qu’on n’aurait pas dû les appeler après minuit quand elle m’invitait à dormir chez elle le week-end.
Quand Daniel me téléphonera, je vais essayer d’oser l’inviter à venir me voir jouer dans la pièce de théâtre de l’atelier du collège. Mince, si je fais ça il va savoir que je suis encore au collège, même si c’est en dernière année, ça craint du boudin.
J’espère vraiment qu’il m’appellera vite parce que j’en peux déjà plus d’attendre. Je voudrais aussi lui demander où je pourrais lui écrire. J’ai très envie de lui écrire des longues lettres avec des poèmes dedans. J’espère aussi (oui, je sais, je sais, ça fait beaucoup d’espérance et d’espoir) qu’il a été relativement content de me voir au café et que je ne l’ai pas trop ennuyé avec mes histoires.

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 7

7.


© 2020 : Anne Vassivière

Lundi 16 novembre 1981
Rien à fiche de l’heure qu’il est.

Journal,
A 5 heures je remontais du collège en vélo avec ma copine Cathy comme d’habitude pour changer. Elle est allée s’acheter un pain au chocolat parce qu’elle a des sous et pas moi, et ensuite elle a partagé, et ensuite on a débouché sur la rue principale. On roulait de front parce qu’on mangeait d’une main et de l’autre on tenait le guidon et aussi parce qu’elle me racontait ce que sa famille lui a offert pour ses 14 ans et là… une ENORME voiture blanche genre Mercedes de préférence, bref, pas celle du prolétaire moyen, est passée super vite et elle m’a presque effleurée. Elle roulait à une allure dingue et le bonhomme a klaxonné pendant un super long moment et cinq mètres plus loin il s’est arrêté. Et là, Cathy a dit : « C’est pas vrai qu’il va nous engueuler en plus ?! «
Ça n’a pas loupé. Quel con ! Il est descendu de son palace et nous a barré le chemin en gueulant « Espèces de petites connasses ! Vous vous sentez plus, les merdeuses ? Ça va pas, non, de vous jeter sous mes roues ? C’est du suicide ou quoi, votre connerie ? De toute façon, moi, je m’en fous, j’ai l’habitude de ramasser des cadavres. »
Évidemment, devine quoi, Cher Journal : il était militaire. Comme de bien entendu ! On n’a rien dit tellement on était suffoquées. Pendant tout le trajet du retour, aucune de nous n’a prononcé une seule parole tellement on était choquées !
En arrivant chez les parents, je pleurais presque mais je n’ai rien dit à table parce que je n’en avais pas le courage, alors une demi-heure après j’ai bigophoné ma meilleure amie parce que j’en avais trop gros sur la patate. J’ai dû tellement m’y reprendre à plusieurs fois pour faire son numéro de téléphone ! Parce que j’étais tellement affaiblie par toutes ces émotions ! Mon doigt n’avait pas la force de faire tourner le cadran jusqu’au bout pour faire le numéro ! Connard de militaire ! En plus j’ai tellement tiré sur le fil du téléphone pour qu’il arrive jusque dans le couloir, que j’ai failli tout arracher et je me suis fait enguirlander par mon paternel parce que je veux pas bigophoner au milieu du salon comme tout le monde de la famille ! N’importe quoi ! « Lâche-moi la grappe, c’est pas les vendanges ! », je lui criais dans ma tête !
Heureusement que quand je suis dans mon lit je vois mon poster WHY?, ça me redonne un peu de courage pour affronter ce monde pourri et poursuivre le combat dans cette vie de merde et dans cette société de merde ! Heureusement aussi qu’il y a la météo marine à la radio quand j’ai envie de hurler comme le loup de mer du générique. Y a que ça qui me calme. Et aussi regarder mon unique poster de Sarah Kay. Ma cousine, elle, elle en a trois.
Heureusement aussi que j’ai repéré que dans le bois d’une des poutres du salon, il y a exactement la tête de ma Toutoune dessinée dans les nœuds. Ça, y a que moi qui l’ai vu, qu’elle est encore là dans la maison.

Jeudi 19 novembre 1981
4 heures moins 7

Journal,
Ça me fait encore tout bizarre, cette histoire de militaire et de cadavres qu’il a l’habitude de ramasser. D’ailleurs même aujourd’hui j’ai pas beaucoup mangé : juste une salade et c’est pas seulement parce que je fais le régime. De toute façon je veux plus manger des cadavres, je veux plus manger d’animaux. Est-ce qu’ils nous mangent, nous ? Ben non ! (À part le mari de la prof de maths qui s’est fait bouffer par un crocodile, mais ça c’est différent parce que c’était un accident, pas un abattoir).
Heureusement, ce soir à 5 heures je vais à l’atelier théâtre gratuit du collège, ça me fera du bien. C’est une prof de français qui s’en occupe, celle dont le connard de mari, prof aussi, sort avec une lycéenne prétentieuse. Je les ai vus qui s’embrassaient sur un parking dans sa voiture à lui (une Diane beige). C’est tellement dégueulasse ! En plus, tout le monde le sait. Et il parait aussi que des fois, elle pleure en classe, la prof de français. C’est une lycéenne super sympa et super intéressante qui me l’a dit. J’ai un peu l’impression qu’elle aussi me trouve super sympa et un peu intéressante. J’ai tellement hâte d’être au lycée. J’en peux tellement plus de ce collège de merde : c’est tous des gamins. Ma meilleure amie aussi, elle est d’accord que c’est tous des gamins. Surtout ceux de notre classe de merde.
Pour notre pièce, on récupère des cartons pour faire les décors. On va jouer Il Campiello de Goldoni, c’est tellement un chef d’œuvre ! Moi j’adore tellement le théâtre et la poésie et le français que des fois ça me fait mal au ventre.
A la dernière répétition, quand je suis allée aux toilettes et que j’ai ouvert une des portes, la prof était en train de faire pipi ! Elle avait oublié de fermer la porte ! C’est dingue, non ?! Une prof qui fait pipi !
A l’atelier théâtre il y a aussi ma copine Cathy alors on pourra reparler de ce qui nous est arrivé hier. Ses parents vont lui acheter une mobylette, la veinarde. Elle pourra aller au bahut en meule ! C’est tellement stylé ! Ça va être top moumoute !

Jeudi 04 mars 1982
11 heures 33 du soir

J’ai 14 ans d’ennui dans une petite ville avec une garnison de militaires. Je crois que c’est ça qu’on appelle la France profonde et c’est craignos d’y habiter. Mes parents ils ont beaucoup travaillé pour ne plus être des jeunes ouvriers agricoles et maintenant ils ont réussi : ils sont des vieux petits fonctionnaires. Ils ont presque 40 ans, c’est vraiment des croulants. Moi, tout ce qui me fait vibrer un peu, c’est le français et voler du maquillage au Prisunic.
Je voudrais changer de peau, ça ferait du bien partout.
Demain après les cours je vais chez la coiffeuse. Enfin ! Je vais m’y faire faire une permanente et un gaufrage parce ce qu’on va à un mariage dans la famille. La coiffeuse va nous faire un prix parce que c’est une connaissance d’une connaissance de ma mère. C’est tellement une chic fille, la coiffeuse. En plus, elle en jette un max. Et en plus elle va à la maison des vieux et aussi des fois à l’hôpital pour coiffer les pauvres vieux et les pauvres vielles, et aussi les pauvres tout court. Nous, comme on n’est pas complètement pauvres, faut quand même qu’on la paye. C’est pour ça qu’on n’y va pas.
Le mariage c’est samedi ou dimanche, je ne sais plus très bien, ça m’intéresse pas trop, les mariages. C’est environ le 06 mars, je crois. Ma mère va m’acheter une nouvelle robe indienne. Elle sera bleue comme mes yeux puisque c’est tout ce que j’ai de potable dans ce corps de merde : mes yeux et mes cheveux. Le nez, je t’en parle même pas tellement il faudrait l’opérer si les parents avaient des sous. D’ailleurs en ce moment où je t’écris, cher Journal, je suis toute en bleu car j’adore cette couleur. Et le rouge aussi. Et le blanc et le noir aussi. Mais pas le vert et toutes ces couleurs molles. Le noir, par exemple, il est quelque fois tellement noir que c’est bleu. Comme sur la chanteuse au nez crochu que mon père écoute tout le temps. Celle qui fait un peu peur avec son aigle et qui devrait vraiment se faire opérer du nez puisqu’elle est connue et qu’elle a plein de sous. Moi je suis grosse, je suis énorme : je crois que je ne rentre même plus dans du 34 !
Je regarde l’affiche de Tonio sur le mur à côté de mon lit. Ma mère elle râle parce que ça fait plein de trous dans le papier peint moche qu’elle m’a mis elle-même l’année dernière pour me faire plaisir. Maintenant quand j’enlève une photo de chanteur pour en mettre une autre et que le trou dans le plâtre est trop gros pour qu’une autre punaise tienne, ben je mets un peu de feutre pour cacher tout ça et je refais un trou ailleurs. C’est nickel, ça se voit pas du tout.
Je suis allée voir chanter Tonio au café-théâtre de ma petite ville de merde le 14 septembre dernier et c’était super chouette. On était invités par quelqu’un que mon père connait à la mairie. Il m’a regardée pendant tout le spectacle, Tonio. En fait il n’a chanté que pour moi, même la petite sœur me l’a fait remarquer. C’était très profond comme échange de regards. J’en pleurais. Enfin, presque. J’en pleurais à l’intérieur, en fait. C’est encore plus fort, beaucoup plus fort, de pleurer à l’intérieur, de toute façon. C’était tellement sublime. Je ne peux pas écrire les mots qui vont pour définir mes impressions, je crois qu’ils n’existent pas ici-bas, ils vivent dans ma tête et dans mon cœur. En tout cas quand il reviendra dans ma ville je retournerai le voir et il me reconnaitra. Je m’en tape le coquillard que ma meilleure amie me dise que c’est qu’un chanteur local.
Voici que tout à coup j’ai envie de décrire une de mes journées, et puis peu à peu tout devient petit, si insignifiant si négligeable que ce n’est même pas la peine d’écrire cette pauvre routine qui ne veut pas mourir et qui s’accroche toujours plus coriace chaque jour davantage. Tous mes nuages d’espoir fondent dans la masse visqueuse de cette société pourrie qui me grignote. En plus, dans ma famille c’est plutôt la dèche, et ça, ça commence à me gonfler. J’en ai tellement marre de tout. J’en ai marre d’avoir que 14 ans et je sens même plus la présence de ma chienne adorée dans les couloirs de la maison. La vie n’a tellement aucun sens. Heureusement que des fois j’ai un peu de style, mais en vérité je m’en fous d’avoir du style ou pas et que des fois la prof de français lise des passages de mes rédactions à toute la classe. C’est que des gamins et des jalouses de toute façon. J’en peux vraiment plus.

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 6

6.


© 2020 : Anne Vassivière

Samedi 23 septembre 1978
5 heures et quart de l’après-midi

Mon cher Journal,
Je sais pas trop quoi écrire aujourd’hui. C’est naze. J’arrive même plus à écouter Les Cinglés du Music-hall à la radio parce que ça me fait pleurer sur ma Mémé.

Dimanche 24 septembre 1978
6 heures moins dix de l’après-midi

Mon cher Journal,
Rien de spécial, et même, plat complet.

Lundi 25 septembre 1978
9 heures 20 du soir

Mon cher Journal,
Avec ma meilleure copine, on a fait des photos de nous au plan d’eau avec les arbres. Comme David Hamilton. On a bien répété les pauses avant de prendre les photos pour de bon parce qu’on avait seulement une pellicule de 12 photos. Je me demande bien ce que ça va donner quand la pelloche sera développée !
Ça me manque, de faire de l’élastique ou de sauter à la corde avec des copines. Je m’entraine en cachette entre deux arbres derrière la maison des parents mais faudrait qu’on soit trois sœurs, pour jouer à ça. Heureusement que personne du collège ne me voit faire et heureusement aussi que la petite sœur n’est pas une cafteuse. Ça serait la honte totale : plus personne ne fait ça, dans la cour du collège. Maintenant, au collège, faut juste regarder les garçons, discuter sur eux et rigoler. Les garçons, eux, ils continuent à courir dans la cour, les veinards. Même 1/2/3 Soleil, on n’y joue plus.
En plus, au collège, il y a même plus de pot de colle qui sent l’amande.

Mardi 04 septembre 1979
8 heures et demie du soir

Mon cher Journal,
Maintenant j’ai une montre pour la 5ème.
Faut pas oublier de la remonter, faut pas oublier de la remonter !
Ça me donne plein de frissons, cette belle mécanique à mon poignet.

Samedi 02 février 1980

Je ne sais pas quelle heure il est et de toute façon je m’en fiche parce que, Cher Journal, ma chienne qui était ma sœur et ma mère et tout ce qui compte pour moi est morte ce soir. On l’avait installée dans le meilleur coin du canapé et on a mangé à côté d’elle, toute la famille était là pour pas la laisser toute seule et elle est morte quand même et maintenant elle est sous l’arbre dans le jardin de devant et je suis perdue sans elle. Comment je vais faire ?

Samedi 09 février 1980
Super tard. Au moins 11 heures du soir.

Cher Journal,
Plus personne ne me touche, plus personne ne me fait des câlins et je n’ai personne à qui en faire non plus. La peau de ses oreilles était tellement fine et tellement douce et elle me manque tellement, ma Toutoune. Avant sa mort, j’avais essayé d’arrêter de sucer mon pouce, mais maintenant, plus personne n’ose m’enquiquiner pour que j’arrête alors je m’y remets de plus belle, et en plus, je caresse un peu le bout de mon nez en même temps parce que c’est doux. Je pourrai jamais aimer quelqu’un aussi fort que ma chienne. Des fois, je sens sa présence dans le couloir du bas de la maison. Et des fois aussi, je crois que je la vois qui passe dans le couloir. Elle était tellement extra. Elle mettait sa tête sur mon oreiller pour dormir tellement elle était extra. Moi, maintenant, je m’en fiche de tout, je veux même plus rien écrire du tout. Si j’avais le courage, lundi nuit, j’appellerais Macha de Allô Macha à la radio.

Dimanche 24 février 1980
8 heures 25 du soir

Journal, j’espère que tu n’es pas fâché que je t’ai boudé depuis que ma Toutoune est morte mais je n’avais rien à raconter. En plus j’ai eu mes règles aujourd’hui et je trouve ça vraiment horrible et maintenant je suis une femme et j’ai pas du tout envie et je crois que j’aime pas trop ça, être une femme, si c’est ça. J’ai pleuré toute l’après-midi. Et en plus, hier, ma mère m’a encore coupé la frange elle-même et j’en ai pour une semaine de honte à essayer de me cacher de Philippe, mon amoureux secret qui ne sait pas encore que je suis amoureuse de lui. J’en ai vraiment super marre de tout. C’est pourtant pas difficile, de couper droit ! Elle y arrive jamais du premier coup, faut toujours qu’elle s’y reprenne à deux ou trois fois et je finis par avoir un reste de frange minable comme Jeanne d’Arc sur mon livre d’histoire à l’école primaire. J’en ai vraiment vraiment marre qu’elle ne veuille pas me payer la coiffeuse de temps en temps, elle est tellement trop conne, ma mère !
En plus, la belle doudoune bleu ciel que tout le monde porte au collège, et ben, elle me l’a achetée en solde à la fin de l’hiver ou presque, et en plus, comme y avait plus de bleu ciel, elle l’a prise en gris ! Donc maintenant, je me retrouve obligée de porter une doudoune moche et en solde et à contre saison ou presque ! Laisse bêton ! C’en est trop : je fais croire aux parents que j’ai de la fièvre en secouant le thermomètre très fort sous les draps pour faire monter le mercure. C’est facile et en plus ça les fait bien culpabiliser parce qu’ils ont arrêté le chauffage tôt, cette année. Je reste tranquille à me morfondre à la maison aujourd’hui. Appelez les ambulances, ça va être l’hécatombe, comme on dit.
En plus, je sais toujours pas monter à la corde, même celle avec des nœuds. Ça me cloue de honte devant Philippe, mon amour secret. Heureusement que maintenant je suis en dernière année de collège, parce que je donnerais n’importe quoi pour être au lycée. Celui de notre petite ville est à côté du collège, alors à la récré je vois les lycéens passer sur le trottoir devant moi et ma meilleure amie. Nous, on est parquées comme du bétail derrière les grilles de notre cour. Je les envie, tous les copains et les copines qui sortent de classe à 4 heures, les veinards. Ils vont boire un verre dans le centre-ville, les veinards. En plus, ils organisent des soirées folks, des trucs vraiment super extra méga cool !
Ici au collège, le principal est un facho qui a écrasé une petite souris avec son pied devant nous dans le couloir de la bibliothèque, et on a une prof d’histoire-géo qui nous fait nous pisser dessus quand elle nous interroge au tableau. Souvent quand on arrive le lundi pour le cours de 9 heures, il y a déjà une petite flaque à côté du bureau. En plus, sur notre cahier, elle nous a fait copier Larzac : terre inculte et sauvage dont la seule destination est militaire.
Hier, la prof de biologie s’est moquée de mon amour caché, Philippe, quand à la question « Qu’est-ce qu’une maladie vénérienne ? » il a répondu « Une maladie des veines. » C’est pas toujours facile pour Philippe, mon amour secret depuis la 6ème, d’être le premier de la classe et de se sentir obligé de répondre aux questions pourries des profs. En plus je suis sûre qu’elle, la prof de biologie, elle sait même pas faire le Rubix cube en une seule fois comme le fait Philippe !
Le seul que j’aime bien, c’est le prof d’anglais. Et puis contrairement au connard de prof de techno, lui, il ouvre une fenêtre, quand il fume en classe ! Du coup on a appris l’expression chain smoker, c’est marrant. Moi, j’aime pas trop ça, la cigarette, je crois. Quand mon père fume dans la R16, il râle quand je demande d’ouvrir la fenêtre. Mais la fumée du prof d’anglais, celle-là, elle me dérange pas. Lui, si jamais il a une R 16, je suis sûre qu’elle est pas juste bêtement verte comme la nôtre : elle doit être vert métallisé.
Le soir, je travaille toujours en écoutant Les Routiers sont sympas à la radio, ça rend les devoirs super fastoches à faire.

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 5

5.


© 2020 : Anne Vassivière

Maintenant ma mère travaille à la ville et maintenant mon père aussi travaille à la ville. Mais il est pas dactylo. Donc maintenant à la rentrée je dois écrire que mon père est employé de mairie et ma mère employée de mairie dactylo parce que ça impressionne tout le monde à qui je le dis.
Maintenant on a une auto 4L parce que nos parents travaillent à la ville !
Alors maintenant quand la famille s’arrête à la station-service, la petite sœur ouvre la fenêtre en grand à l’arrière parce qu’elle adore renifler l’odeur de l’essence. Quand elle sera grande elle sera vendeuse d’essence, comme la femme du garagiste. Mais elle, elle vendra que du super, pas de l’ordinaire. Et elle sera pas morte du crime passionnel de l’amour.
Et aussi maintenant on a le droit d’aller en vacances alors on va en colonie, avec la petite sœur. Sauf que quand on y est, elle, elle veut tout le temps rentrer chez les parents. Moi, j’aime bien la colonie, en plus on y fait des pièces de théâtre, mais comme la petite sœur pleure tout le temps je suis obligée de réfléchir à comment nous sauver pour ramener la petite sœur chez les parents. Je regarde les plaques d’immatriculation des voitures et je cherche celles dont le chiffre se rapproche le plus possible de notre numéro de département parce que si on se glisse dans le coffre ça nous ramènera tellement près de chez les parents qu’on pourra continuer à pied et leur faire la surprise.
Et aussi maintenant on déménage dans une maison avec une salle à manger en plus de la cuisine, et aussi une yaourtière et un tourne disque avec des histoires qu’on écoute et la fée clochette qui nous dit de tourner la page et une télévision couleur. On va pouvoir regarder le carré blanc en couleur ! Et aussi maintenant on a des volets, et en plus ils sont pas en bois, ils sont en fer et ça fait un très beau bruit quand on les ferme à sept heures du soir. C’est vraiment bien, la ville municipale, moi, j’adore que les parents y travaillent !

La petite sœur, elle préfère le blond, et moi le brun, dans Starsky et Hutch, et on veut toutes les deux être Jill, dans Drôles de Dames et c’est dommage parce que si la petite sœur était Sabrina et moi Jill, il nous manquerait plus que Kelly. Ça serait bien si on avait une autre sœur.
Bien sûr, on veut toutes être Angélique. Même notre Mémé et même notre mère veulent être Angélique, mais ça c’est normal parce que c’est vraiment la mieux de toute la terre, Angélique ! Et aussi on regarde un peu Dallas avec ma Mémé, et Les Brigades du tigre et Chéri-bibi, mais on préfère le beau garçon qui parle très doux comme dans du coton et qui est très gentil, dans Les dames de la côte. Et aussi on n’aime pas la folle. En plus, ma Mémé dit qu’elle parle du nez. Nous, on voit vraiment pas trop comment c’est possible, de parler avec son nez. On n’aime pas non plus celle qui a un long nez et un châle et des trop grandes lèvres qui parlent comme si elle faisait exprès de parler aux hommes avec une voix spéciale. Elle nous met mal à l’aise. Comme si on avait honte de quelque chose mais je sais pas quoi. Moi, la voix que je préfère, c’est celle de Tony Curtis en français (parce que lui en réalité il est pas du tout français en fait) (mais ça, la petite sœur peut pas le comprendre.) (En fait.)
Avec la petite sœur, on se fait toujours une blague avec la coquille de notre œuf à la coque, quand on a fini de manger le nôtre, on retourne la coquille vide en cachette et après on la donne et la personne commence à la casser avec le couteau parce qu’elle croit qu’il y a VRAIMENT de l’œuf dedans et finalement elle est bien eue parce que y a RIEN DU TOUT !!

Ma mère elle aime pas trop faire à manger alors quand on aime quelque chose, que c’est vite fait et que c’est pas cher, et ben elle nous en fait trois fois par semaine pendant des mois. Le dernier truc c’est une recette qui s’appelle la piperade. Il parait que c’est un plat un peu exotique mais au final c’est rien que de la ratatouille avec des œufs dedans. Le dimanche on mange des tomates farcies et avec la petite sœur on se bataille pour avoir les chapeaux bien grillés. Et quand on invite ma tata et ma cousine, alors là c’est vraiment la fête parce qu’on mange du jambon blanc roulé avec la macédoine de légumes en boite dedans, et en dessert, des œufs en neige de ma Mémé. Et là, ma cousine elle voit bien que nous aussi, on a de l’argent.

Une fois, au milieu d’une nuit, on part à la mer avec la voiture et les parents mais pas ma Mémé parce qu’elle garde la chienne. Nous, les sœurs, on dort tête bêche à l’arrière dans des sacs de couchage que notre mère nous a cousus. J’aime bien ce mot, tête bêche. Ça veut dire les pieds dans la tête de l’autre et la tête dans les pieds de l’une. C’est rigolo. On chante tous les génériques des feuilletons qu’on connait et puis finalement on regarde le jaune des phares des autres voitures qui rentrent dans la nôtre, on suce notre pouce et on s’endort. En plus on va camper. Mais pour descendre à la mer, on passe dans une côte tragique, comme dit notre mère, parce qu’il y a eu un grave accident et même une plaque en bas à la fin de la côte parce que des enfants sont morts. Alors nous, avec la petite sœur, on prie le Bon Dieu pour que les freins de notre voiture ne lâchent pas comme ceux du bus des enfants. La côte est très très longue. Trop longue, en fait. Mais c’est obligé de passer par là pour aller à la mer et c’est pour ça qu’elle s’appelle comme ça. La côte de mer. C’est la côte tragique et obligatoire.
Aussi, dans le sud, il y a presque que des routes dangereuses à cause des arbres platanes. Du coup, il faut absolument pas les regarder, les platanes, mais la petite sœur se met à pleurer et elle crie « J’ai regardé un platane ! J’ai regardé un platane ! Je vais mourir ! » Moi, je lui dis en rigolant : « Cause du décès : a regardé un platane ! » Du coup elle pleure plus du tout, on rigole toutes les deux et les parents aussi.
A la plage j’ai honte parce que nous on est blancs comme des merdes de laitier, c’est un méchant garçon bronzé qui l’a dit dans notre dos mais très fort. Et puis j’ai aussi honte parce que nous on n’a pas des belles et grandes serviettes spécialement décorées pour la plage. Nous on a que nos petites serviettes normales.
Au camping on regarde un film sur un écran géant installé en plein air sur la plage. Le lendemain, avec la petite sœur, on ne veut plus se baigner dans la mer à cause des requins mais il parait que c’était juste un film d’horreur. On envoie une carte postale à notre Mémé pour lui raconter. Et pour une fois c’est nous qui en envoyons une à ma cousine.

Mon petit oiseau
A pris sa volée
Mon petit oiseau
A pris sa volée
A pris sa, à la volette
A pris sa, à la volette
A pris sa volée.
Est allé se mettre
Sur un oranger
Est allé se mettre
Sur un oranger
Sur un o, à la volette,
Sur un o, à la volette,
Sur un oranger.
La branche était sèche,
Elle s’est cassée
La branche était sèche,
Elle s’est cassée
Elle s’est, à la volette
Elle s’est, à la volette
Elle s’est cassée.
Mon petit oiseau,
Où t’es-tu blessé ?
Mon petit oiseau,
Où t’es-tu blessé ?
Où t’es-tu, à la volette
Où t’es-tu, à la volette

Où t’es-tu blessé ?

Me suis cassé l’aile
Et tordu le pied
Me suis cassé l’aile
Et tordu le pied
Et tordu, à la volette
Et tordu, à la volette
Et tordu le pied.
Mon petit oiseau,
Veux-tu te soigner ?
Mon petit oiseau,
Veux-tu te soigner ?
Veux-tu te, à la volette
Veux-tu te, à la volette
Veux-tu te soigner ?
Je veux me soigner
Et me marier
Je veux me soigner
Et me marier
Et me ma, à la volette
Et me ma, à la volette
Et me marier.
Me marier bien vite
Sur un oranger
Me marier bien vite
Sur un oranger
Sur un o, à la volette
Sur un o, à la volette
Sur un oranger.

VENDREDI 22 SEPTEMBRE 1978
3 heures moins le quart de la nuit

Mon cher Journal,
J’ai décidé que tu es mon seul vrai ami à qui je peux tout dire parce que ma Mémé est morte cette nuit et que je n’ai plus personne à part ma chienne. Quand elle est morte, à l’heure où elle est morte à l’hôpital, son horloge à balancier qui s’était arrêtée il y a un mois quand elle est partie à l’hôpital, et ben son horloge s’est mise à sonner tout d’un coup dans la nuit. C’était l’heure où elle est morte, j’ai vérifié. Les parents disent qu’ils l’ont pas entendue et que de toute façon c’est pas possible mais moi et ma chienne on l’a parfaitement bien entendue.
Les parents sont un peu débiles des fois mais heureusement quand même qu’ils sont là, des fois. Ils m’ont donné ce petit carnet il y a longtemps pour écrire mon journal mais je m’en fichais, à l’époque. Maintenant la nuit quand je me réveille pour aller faire pipi, je n’arrive pas trop à me rendormir parce que j’ai un peu du mal à bien respirer. Je crois que je suis rentrée dans une espèce de roue qu’on peut pas voir. Comme si c’était du temps qui tournerait. Comme dans le manège des chenilles, à la fête foraine. Comme si je ne pourrai plus jamais en sortir, de ce manège. Ou alors comme le début de plein de saisons qui défileraient trop vite au-dessus d’un trou trop grand. C’est pour ça que j’écris dans le petit carnet. Pour pas être écrasée par cette roue qu’on peut pas voir. C’est pour attraper les minutes dans les mots que j’écris. Ça craint. En plus, j’ai même plus envie de faire des canevas comme avant. Parce que je les faisais avec ma grand-mère. En fait.
L’autre jour j’ai failli me faire renverser par une voiture qui a grillé le feu au carrefour à côté de chez les parents mais il y a eu comme une main invisible qui m’a arrêtée net et j’ai cru que c’était comme une fée invisible mais en fait je crois que c’était ma Mémé parce qu’elle est morte. Bien sûr, ça, personne peut le comprendre à part la nouvelle copine que j’ai rencontrée cette année en sixième. Elle est vraiment super, elle me comprend et je la comprends et on a à peu près le même genre de parents un peu cons, c’est incroyable, hein, cher Journal ?
En tout cas, nous, on a décidé que quand on verra que notre mari a des points noirs, on les lui fera pas, comme nos mères. Et que si ils pètent au lit, on les divorcera direct. Pas du tout comme nos mères et nos pères !

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 4

4.


© 2020 : Anne Vassivière

J’aime bien quand la camionnette de la Coopérative passe, et aujourd’hui le monsieur de la Coop a amené l’essoreuse à salade en plastique orange que ma mère lui avait commandée. C’est moderne : pas comme mettre les feuilles trempées dans un torchon et courir vite dehors pour le taper contre un mur comme un jour j’ai vu le méchant voisin estourbir des chatons. On se bat à chaque fois, avec la petite sœur, pour tourner le couvercle. Même si ma mère achète pas tout dedans, je vois plein de trucs très bons, dans la camionnette de la Coop, et je fais la liste de ce que je m’achèterai quand je serai grande. Je commencerai par toutes les pochettes surprises qu’il y a dans la camionnette de la Coop. Celles pour les filles et celles pour les garçons aussi. J’aime pas tellement les cadeaux du baril de lessive parce que, d’abord, ma mère, elle achète que les petits barils parce qu’ils sont moins chers alors les cadeaux surprises sont petits, et en plus, c’est presque tout le temps que des trucs pour les garçons.
J’aime pas quand le gentil facteur avec la grosse gourmette passe, parce que j’arrive pas à empêcher ma chienne chérie de lui aboyer dessus. Et même qu’un jour que le portail était mal fermé parce qu’il est un peu déglingué, elle est sortie et l’a coursé, et lui, il a pédalé à toute allure, et elle, elle lui a quand même attrapé le mollet, et moi, j’avais très honte parce qu’il est vraiment gentil.

J’aime et j’aime pas regarder Calimero.
La petite sœur, elle, elle prend toujours son gouter AVANT Calimero, parce que, après, elle a plus du tout faim parce que c’est vraiment toujours trop triste.
Moi, je suis beaucoup trop grande pour regarder Aglaé et Sidonie et le soir, Bonne nuit les petits, mais je me force pour faire plaisir à la petite sœur. Moi, maintenant, je regarde Belle et Sébastien et quand j’aurai un amoureux, il s’appellera Mehdi.

Ils ont installé un chapiteau au Bout du Monde et il parait qu’il va y avoir un grand chanteur et aussi un monsieur drôle. Nous, on est assis dehors tout près avec d’autres personnes et c’est super bien parce qu’on entend tout et qu’on a pas payé. On entend la voix du chanteur et on connait ses chansons par cœur à cause de Danielle Gilbert, mais moi, quand je dis à ma mère que je trouve qu’en vrai il chante comme une chèvre, elle me parle plus de toute la soirée. Et aussi on rigole bien quand le monsieur drôle fait ses blagues. Moi et ma sœur on comprend pas toujours pourquoi c’est drôle mais en tout cas on comprend bien que ça fait rire les parents et ça, ça nous fait rire aussi. Surtout celle de l’eau gêneuse. Ils sont très tristes le jour où la voiture du monsieur drôle l’écrase contre le mur d’un cimetière au nord de notre département. Mon père dit qu’il connait quelqu’un qui le connaissait.

Le soir avant d’éteindre, je suis la princesse d’une cérémonie qui me fait me relever si elle n’a pas été bien accomplie : un, je vérifie qu’il n’y a personne dans mon armoire, deux, je pose mes peluches sur le petit tapis que je leur fais avec mes vêtements du lendemain et je les couvre en fonction de la température de ma chambre, le nounours à gauche, le toutou en peluche à droite, trois, je vérifie que la lumière de la salle de bain reste allumée le temps que la petite sœur s’endorme parce qu’on est dans la même chambre, quatre, je vais l’éteindre pour pas faire dépenser de l’argent aux parents, cinq, je laisse la porte de notre chambre entrouverte de trois doigts pour que ma chienne puisse rentrer si elle veut venir dormir avec moi, six, je pose mes pantoufles bien parallèles entre elles contre là où retombe mon dessus de lit côtelé que ma Mémé m’a commandé au catalogue.
J’aime le 6. Et aussi le 2. Et aussi le 22. Celui-là je l’aime beaucoup mais je le vois jamais sauf si je l’écris sur un petit coin de mon cahier de brouillon. Il faut que je l’écrive sur un petit bout de papier pour que je le vois ailleurs que dans ma tête mentale.
Quand le gentil facteur nous amène le catalogue, c’est la fête. Avec la petite sœur, on s’installe dans le cosy de ma Mémé pendant qu’elle regarde Jacques Martin et on choisit de la main une chose qu’on achèterait si on avait des sous. On n’a droit qu’à une seule chose par page et on fait ça sur chacune des pages. Ça dure longtemps, tout ce plaisir pas cher, parce qu’on est OBLIGÉES de choisir quelque chose sur TOUTES les pages, même celles où y a rien d’intéressant comme des beaux habits ou des belles chaussures ou des beaux foulards ou des jouets qui font semblant que le Père Noël existe et que c’est pas les parents qui économisent pour nous en commander un qu’on veut vraiment. Dans ma tête je choisis aussi des choses que choisirait une grande sœur que j’aurais si j’en avais une. C’est pour ça que moi je prends plus de temps que la petite sœur pour choisir. Je prends deux fois plus de temps. Mais ça, personne le sait.
On fait ça en automne-hiver et on refait ça en printemps-été.

À cette époque-là mon corps est encore lourd et compact. Un corps de terre brute. Je ne suis pas encore tamisée. Des fois quand j’entends que tout le monde dort, je me touche là où je fais pipi.
Et puis aussi j’attrape la varicelle parce que je tiens la main de la petite sœur le soir pour qu’elle s’endorme.
Souvent je fais pipi dans mon lit mais j’y peux rien, je suis OBLIGÉE de faire pipi dans mon lit parce que je rêve POUR DE VRAI que je me suis VRAIMENT levée et que je suis RÉELLEMENT aux cabinets ! Du coup je vais réveiller ma mère et elle me change mes draps et tout et tout et elle râle presque pas parce qu’elle est très endormie. De toute façon l’autre jour j’ai coupé toutes les lanières du martinet.
Des fois quand les parents trouvent qu’on discute trop longtemps le soir au lit, avec la petite sœur, ou alors qu’on a de la fièvre, ils envoient notre mère tricoter dans le couloir le temps qu’on s’endorme pour de vrai. Moi, j’en ai marre des pantalons tricotés, ça me gratte et on dirait presque qu’on est pauvres. En plus, les pattes déf se prennent tout le temps dans les pédales de mon vélo. Je me demande bien ce que c’est, un déf.
On entend le cliquetis des aiguilles, et on a beau lutter, on s’endort avant d’avoir pu dire ouf, comme dit notre tata, la mère de ma cousine qui fait de la vraie danse classique dans le beau bâtiment à côté du parc, ma cousine qui a des boucles d’oreille en or et aussi une vraie voiture à pédale bleue qu’elle peut conduire dans son jardin. Avec la petite sœur, le soir, au lit, on se fait deviner les airs des réclames qu’on voit à la télé avec ma Mémé.
Des fois on arrive à se faufiler pour regarder un peu le film du dimanche soir en cachette derrière la porte de la cuisine sans que les parents le savent. Le problème c’est qu’on n’y arrive jamais longtemps parce que la petite sœur se met toujours à rigoler comme une idiote. Je crois qu’elle a trop peur de se faire découvrir parce que regarder le film du dimanche soir est vraiment interdit parce qu’il y a école le lendemain. Ou alors peut-être qu’elle a peur de REUSSIR à regarder le film. Surtout quand on voit qu’il y a un carré blanc sur l’écran et que c’est seulement pour des parents. C’est là qu’elle glousse le plus rapidement. Dans ce cas-là on peut jamais regarder plus de trois minutes je crois, ou un peu plus ou un peu moins, je sais pas exactement. Du coup j’ai jamais vraiment vu ce que le carré blanc nous interdit de voir. On a juste le droit de regarder les feuilletons de la journée avec ma Mémé : Ma sorcière bien-aimée, Amicalement vôtre, Les Mystères de l’Ouest. Souvent, pendant la sieste, je pose ma tête sur le cœur de James West pour m’endormir. Ma Mémé, elle, elle regarde toujours les décors de Roger Harth et les costumes de Donald Cardwell.

A suivre…

Les Saisons de Lili : Épisode 3

3.


© 2020 : Anne Vassivière

Pour la grande fête de notre petite ville, tous les enfants des écoles se réunissent pour faire le grand tour du grand boulevard circulaire. On est tous habillés en blanc et on défile derrière la banderole avec le nom de notre école. On part de la mairie et les gens nous applaudissent tout le long du chemin jusqu’au grand terreplein qu’on appelle le Bout du Monde. On fait des arrêts toutes les cinq minutes pour qu’on nous admire bien. Ce jour-là tout est grand et même immense. Au-dessus de la Pharmacie du Progrès, entre la bonne charcuterie où on va jamais et le BabyLuxe où on va pas non plus, il y a toujours une belle vieille Mémé qui nous fait coucou depuis sa fenêtre. Je connais pas son nom mais je l’ai vue plein de fois dans la rue avec sa canne quand elle va au Casino d’en face, à côté de la belle vitrine de la droguerie. Quand je la vois, j’arrive pas à regarder ailleurs parce qu’elle est la seule de la ville à porter un pantalon. En plus c’est même pas un pantalon en laine comme ceux que notre mère nous tricote et qui nous grattent tout l’hiver surtout quand on a pris la pluie ou la neige sur nos vélos d’écolières en remontant la côte au-dessus de la rivière gelée. Elle, c’est des vrais pantalons de toile, qu’elle porte. On se doute juste qu’elle est vieille parce qu’elle ressemble à une gentille paille abimée qui marche avec une canne.
Le jour de la grande fête, la fanfare de la grande usine ouvre la marche, suivie par les majorettes habillées en blanc et bleu. On dirait qu’elles sont descendues du ciel. Y en a une que j’aime particulièrement regarder parce qu’on dirait une grande sœur, une moi mais en beaucoup beaucoup mieux.
C’est ma couleur préférée à moi, le bleu ciel. Et aussi le jaune de mon vélo et de ma jupe préférée, et aussi bien sûr le orange du sous-pull de Michel. En fin de défilé il y a des chars décorés de fleurs en crépon. C’est le début de l’été, c’est le bonheur, c’est la Fête de la jeunesse. Pendant toute l’année, le prof de gym nous a fait répéter un enchainement minuté, alors le jour J, c’est magnifique ces centaines de bambins qui font exactement les mêmes gestes au même moment sur la grande pelouse. Tout le monde est fier, mais la petite sœur, elle, elle aime pas ça parce que ça l’angoisse parce qu’elle a très peur de se tromper dans les mouvements d’ensemble. Et puis ça l’angoisse aussi parce que le prof de gym nous interdit d’être malades ce jour-là. Moi, ça m’angoisse pas du tout, même si c’est obligatoire, et même si c’est super obligatoire. Ma mère aussi, ça l’angoisse parce que c’est difficile pour nous de trouver des habits blancs et des chaussures blanches parce qu’on n’a pas d’argent pour ça. On est un peu justes, comme ils disent les parents. C’est ça qui angoisse ma mère et la petite sœur quand la date de la grande kermesse arrive. Moi, ça m’angoisse pas mais j’ai honte quand ma mère commence à demander autour d’elle si quelqu’un pourrait nous prêter des habits blancs, même un peu trop petits, même un peu trop grands.
Moi, j’aimerais tellement être une majorette. Parce qu’elles sont toutes très très belles avec leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus. Presque comme moi sauf pour les cheveux parce que les miens sont châtains, et châtain, c’est rien. C’est même pas une vraie couleur.
La petite sœur, la seule chose qu’elle aime à la Fête de la jeunesse, c’est la distribution du gouter gratuit.
Après les mouvements d’ensemble, on va aux stands et on fait des super jeux comme la course à l’œuf ou la course en sac ou la course des chèvres et aussi des pêches à la ligne. Nous, on peut pas en faire beaucoup parce qu’on n’a pas beaucoup de tickets mais c’est quand même la fête et on rigole bien quand on voit les autres faire et rater. Surtout la fois où la chèvre de la méchante Pascale ne voulait plus avancer et qu’elle était coincée au milieu du parcours avec sa chèvre têtue comme elle. Elles faisaient vraiment très mauvaise figure, Pascale et sa chèvre. Ce jour-là j’étais bien contente de pas avoir les sous pour participer à la course des chèvres. Et il y a aussi une grande tombola et aussi un grand bal. C’est mon moment préféré de l’année. En plus, le week-end d’après, il y a la fête avec les manèges, et moi, ce que je préfère c’est monter dans l’hélicoptère parce que c’est presque le seul qui bouge pour de vrai et surtout qui monte en l’air et en plus c’est mieux pour attraper le pompon. Quand je serai grande et qu’on aura de l’argent, je pourrai faire autant de tours que je veux et aussi faire des autos tamponneuses et aussi de la chenille quand je veux. Sans demander aux parents. Et aussi manger de la barbe à papa, et même si je veux, des pommes d’amour. Et aussi quand je serai grande et que j’aurai mon argent à moi de ma paye, j’irai chez la Lucienne, la marchande de bonbons en face de l’école, et j’achèterai des tonnes de boules coco, des tonnes de soucoupes à la poudre qui pique, et aussi des œufs aux plats, des têtes de nègres, des souris, des Pipasol et aussi des vrais-faux coquillages à lécher, pas ceux que ma mère nous fait dans les cuillères, et aussi deux colliers de bonbons, un pour le boulotter et un pour être jolie.

Les parents m’ont amenée au cours de danses traditionnelles parce que c’est pas cher et que c’est un ami à eux qui s’en occupe et qui dit que c’est important que les jeunes savent d’où ils viennent et participent à les sorts des traditions ou quelque chose comme ça. Mais moi je veux faire de la danse classique. On m’a prêté une robe moche et des sabots en bois qui font mal et il m’a fallu deux mois pour convaincre les parents que j’aimais pas ça et que le son du biniou me donnait mal à la tête et aussi des fois des nausées. Ce que je savais pas c’est que pendant ce temps ma mère économisait pour pouvoir m’inscrire aux cours de danse classique municipaux parce qu’ils sont moins chers que ceux dans le beau bâtiment à côté du parc. Ceux où va ma cousine. J’y suis allée deux fois, aux municipaux. Ça sentait mauvais parce que dans cette salle municipale il y a les cours de judo municipal juste avant. Et puis, la troisième fois, j’ai fait pipi dans mon tutu qu’elle m’avait trouvé et qui était trop petit pour moi. Je n’y suis jamais retournée. Si j’avais été deux, j’aurais eu le courage d’y retourner. Je veux dire, deux comme avec une meilleure amie ou une grande sœur. De toute façon il fallait avoir de la musique classique chez soi. De toute façon nous, on en a pas.

A suivre…