11.
© 2020 : Anne Vassivière
Octobre encore, 1982 toujours
Que c’est bon d’être vivante ! Ma tante nous a amenées à un merveilleux concert à la grande ville du coin, moi et ma meilleure amie (ma cousine est en voyage scolaire à Londres, cette merdeuse, parce qu’elle va dans l’école privée de notre petite ville). Il y avait plein de gens du lycée au concert et je suis certaine qu’il était là aussi, mon pion. (Mais j’ai eu beau le chercher partout des yeux, il y avait tellement de monde que je ne l’ai pas vu. Mais c’est sûr, c’est évident qu’il était là, c’est pas possible autrement.) On avait des places chères et on était sagement assises au tout début des gradins. Le concert a commencé, super, et puis comme il y avait tous les jeunes devant la scène (debout), nous (moi et ma meilleure amie) on avait une folle envie d’y aller aussi. C’était comme un appel irrésistible. Finalement on a craqué quand il a commencé à jouer notre chanson préférée, Le seigneur des Baux, parce que là, c’était trop. Ma tante a accepté qu’on descende, et nous, on a dévalé les escaliers sans demander notre reste pour aller communier dans la danse avec les autres jeunes. Et aussi pour voir le chanteur de près. Pour le regarder jouer, chanter, sourire, danser… on a sauté par-dessus les chaises, on a enjambé les barrières et c’était parti mon kiki ! On a presque marché sur les gens et on est allées vers lui dans un même élan de solidarité ! Arrivées là-bas, le rythme nous a endiablées, ça a été un défoulement complet jusqu’à épuisement. C’était tellement bon de sentir mon corps bouger et transpirer contre celui des autres dans ce même élan merveilleux. Et quand les chansons étaient plus tristes, on s’asseyait tous pour mieux rêver séparément et tous ensemble. Le chanteur n’est pas beau mais une telle force se dégage de toute sa personne ! (Comme mon pion.) Ses attitudes, sa voix, sa musique, sa présence chaude, tout ça m’a fait plein de trucs physiques. A la fin, tout le monde a allumé des milliers de briquets. Nous, on n’a pas pu parce qu’on fume même pas, c’est nul. On n’a pas pu faire pareil mais c’est clair, la prochaine fois qu’on va à un concert on s’achètera un briquet chacune. Et la prochaine fois qu’il repasse en concert ici, j’irai le voir, même toute seule, c’est une question de vie ou de mort !
Il a chanté pendant trois heures, on l’a rappelé et il est revenu chanter pendant une heure supplémentaire. A force de danser et de gigoter dans tous les sens, j’étais aussi crevée que lui. La différence c’est que lui il buvait, et pas nous. Et même à un moment il a arrosé les premiers rangs tout devant la scène pour les rafraichir. Quelle générosité, il est vraiment super !
(Je me demande bien ce que le chanteur fait à cette heure-ci, maintenant qu’on est rentrées chez les parents après une demi-heure de route avec ma tante. Il dort certainement alors je crois que pour mieux le retrouver je dois m’endormir aussi avec ce délicieux gout dans mon cœur qui s’en étonne encore.)
Octobre 82, suite
La fête m’habite encore et je danse dans ma tête toute la journée.
Octobre 82 encore
Voilà que l’envie de parler du concert me reprend : c’était un rythme tellement fou et entrainant tellement tout le corps ! Je sentais des farandoles dans tous mes membres : ça partait des pieds et ça remontait à mon bassin. C’était effréné. Tout, la danse, les lumières, tout était effréné. (Il y avait même des espèces de fumées.) C’était comme un retour aux sources du Moyen Age et toutes ses folies mystérieuses. A la fin, je n’avais plus de pieds, plus de mains ni de tête mais un cœur gros comme ça, plein de ses notes, de sa flûte, de sa guitare, de son violon diabolique et de ses gestes fins et amples. De la fête, quoi ! C’était merveilleux de sentir le courant qui passait dans tout mon corps. Je veux que ma vie et mon corps soient toujours comme ça, toujours dans cet état-là : dans la joie et la communion fraternelle !
Tout ça, ça me donne envie de faire des choses avec mon pion (de faire l’amour ou un truc comme ça). Mais je n’arrive plus à revoir son visage distinctement dans ma tête. Ni son visage ni le reste, d’ailleurs. C’est vachement frustrant !
Lundi 18 octobre1982
Météo extérieure : soleil dans la journée
Météo intérieure : soleil toute la journée et même toute la nuit !
Cet après-midi est à marquer d’une pierre blanche : mon pion m’a souri. Vraiment ! D’un sourire franc et malicieux. Je l’ai enfin vu de plus près et (évidement) ses yeux sont bleus et très beaux. J’aimerais tellement lui dire quelque chose, mais quoi ? (Il doit me trouver un peu naze, mais tant pis.)
Jeudi 20 octobre 1982
Météo extérieure : très beau
Météo intérieure : faux beau temps/ soleil trompeur (Soleil cherche futur comme dans la chanson de Thiéfaine, ce génie incroyable qui a tout compris à la vie.)
Quelque chose de génial est arrivé ce matin ! (Ça va sembler bien peu de chose pour un si grand bonheur mais tant pis, c’est cette minute de bonheur extrême qui compte.) (Car enfin, c’est vrai, ça n’a pas duré très longtemps et du coup, maintenant je retrouve ma puérile tristesse. C’est une tristesse affreuse qui me ronge de dedans et je sens que sous ses attaques, je pars dans les rêves les plus fous. C’est de l’ennui, oui, c’est ça. J’ai trouvé le mot juste : c’est l’ennui de la solitude alors que je suis faite pour être à deux. L’ennui comme une interminable pluie fine qui tombe sur la rue, les toits. La grisaille des nuages qui crèvent. L’ennui me creuse et je sens le vide me gagner. Parfois je me morfonds tellement fort au fond de moi-même, que je sens qu’un jour, un triste jour j’y resterai pour toujours. Ça craint.)
En tout cas ce matin mon pion m’a fait signe de la main et c’est ça, mon moment de bonheur intense de la journée ! (Et même de la semaine et du mois !!) Il faisait très beau, le soleil était là et tapait (pas comme en plein été bien sûr, mais beaucoup pour la saison quand même). Ah, l’été… c’est merveilleux (mais en y pensant bien, c’est super affreux car je ne le verrai plus et je ne suis même pas sure qu’il sera encore là à la rentrée prochaine. Affreux, affreux, affreux…NOOOON !)
Vendredi 21 octobre 82, 21 h
Météo extérieure : pluie pluie pluie
Météo intérieure : orage
Je viens d’apprendre un truc dingue par ma meilleure amie : elle a parlé de mon pion à sa grande sœur (celle qui est partie dans le sud pour ses études et qui est revenue aujourd’hui pour les vacances). Elle s’est marrée quand ma meilleure amie lui a parlé de moi et Jean-Noël parce qu’elle est sortie une fois avec lui quand elle était au lycée et lui aussi ! C’était il y a trois ans et elle était saoule. Il parait qu’il est tout maigre quand il est tout nu, qu’il se came à mort, qu’il n’est pas très intéressant, qu’il est très superficiel ! Merdre alors, de quoi elle se mêle, celle-là ? De toute façon elle est moqueuse et c’est rien qu’une mauvaise langue. Je n’ose pas le dire (à part à toi, bien sûr, Journal) mais je l’aime pas du tout cette fille, même si c’est la grande sœur de ma meilleure amie. Elle est vraiment pas chic du tout.
C’est dingue, dingue, dingue. J’ai du mal à en croire mes oneilles (mais ça expliquerait sa maigreur, sa dégaine planante, sa démarche cool, ses yeux bleus plutôt étranges). Je savais qu’il était maigre mais je n’avais pas pensé qu’il pouvait être pourri par la came et être si peu intéressant… La méchante sœur a dit qu’elle avait même fumé un joint avec lui et que ça lui a rien fait, à elle !
Maintenant que je sais ça, est-ce que je vais faire des cauchemars avec plein de mecs tous nus et camés à mort ?!
En tout cas il m’a fait oublier la « maladie Daniel ». Maintenant, le virus a changé, c’est Jean-Noël qui m’a atteinte, et lui seul détient le vaccin pour y remédier (même si la conne de grande sœur de ma meilleure amie lui crache dessus).
Merdre de merdre ! Peut-être qu’il était pas dans son état normal, quand il m’a souri… Peut-être qu’il venait de prendre un joint… Finalement c’est peut-être qu’une espèce de zonard nul ! Tout s’écroule encore une fois dans ma vie amoureuse.
Même jour, 22h
J’ai décidé que cette information n’a aucune valeur, vu qu’elle vient de la méchante grande sœur de ma meilleure amie, et j’ai aussi décidé que de toute façon je m’en fiche et contre fiche, qu’il soit drogué ou pas !
Samedi 22 octobre 82, ou plus exactement dimanche 23 octobre 82 car il est minuit et demi (ou plus)
Météo extérieure : nuit dégagée
Météo intérieure : étoiles étoiles étoiles
Jean-Noël
Jean-Noël
Jean-Noël…
Jean-Noël, Jean-Noël, Jean-Noël !
Lundi 24 octobre 82
Météo extérieure : stable
Météo intérieure : variable
Vu de près, ses yeux sont vraiment très beaux, vraiment très bleus, d’un bleu vachement clair et terriblement charmant. (J’y suis très sensible. Je ne sais pas si je l’ai déjà dit, Cher Journal, mais les yeux sont très importants pour moi. Les mains aussi, d’ailleurs. Chez mon pion, tout cela est réuni dans un mélange étrange et fascinant.)
Il ne m’a pas du tout l’air inintéressant, bien au contraire. Et comme avec ma meilleure amie on a décidé que notre devise serait Qui ne risque rien n’a rien, je me lance (parce qu’après mures réflexions avec ma meilleure amie, j’ai trouvé un sujet de conversation imparable : les cours de gratte !).
Par contre, ça n’a pas donné ce qu’on espérait :
Moi : Bonjour. Excuse-moi, est-ce que tu donnes des cours de guitare ?
Lui : Ah…non. Je n’en joue pas.
Moi : Ah bon, je pensais…
Lui : Il y a d’autres personnes qui en donnent. Par exemple Michel, je crois.
Moi : Oui, c’est vrai, je sais que Michel en donne mais j’avais pensé que peut-être… Bon ben …tant pis…merci.
Et je lui tourne le dos pour partir (déçue et blessée). Et là, je l’entends qui me dit « Salut », un Salut vraiment chouette qui a l’air de dire « A bientôt. Ce serait bien de se revoir un de ces jours ! »
Sa voix est tellement agréable ! Il est tellement gentil, vraiment chic ! Ça m’a donné des fourmis dans tout le corps mais au fond du ventre.
Ma meilleure amie regardait la scène sur un côté discret du lycée et elle m’a dit (et je sais qu’elle parle toujours franchement) qu’il avait eu l’air émerveillé. Quant à moi, je trouve que c’est un mot un peu fort. En tout cas on est d’accord pour dire qu’il faut continuer sur cette lancée et on a fait un plan d’attaque pour demain : je vais commencer par lui dire « Salut », ensuite je m’arrangerai pour le re croiser, et je lui dirai « Bonjour », et ensuite pour la troisième apostrophe je lui dirai « Ça va ? »
(Je me demande quand même si je ne devrais pas carrément lui dire « Salut, ça va ? « )
J’espère qu’un jour heureux je pourrai lui raconter que cette petite question « Est-ce que tu donnes des cours de guitare ? » était le maquillage subtil qui cachait une envie vachement plus profonde…Peut-être même qu’un beau jour je pourrai lui lire les parties de mon journal qui lui sont consacrées. Je pourrai aussi lui dire que je m’ennuie dans ce foutu bahut à la con et aussi dans ma vie à la con. Je suis sûre qu’il me comprendra, surement que lui aussi, il trouve que sa vie est naze. On pourra écouter du Thiéfaine ensemble.
Il doit penser que je le drague un peu, peut-être qu’il trouve ça marrant. J’espère qu’il se moque pas de moi avec les autres pions. (Je crois pas. C’est pas du tout son genre. Il est pas comme ça, pas du tout du tout. C’est un chic type, ça se voit tout de suite. Son intérêt pour moi est tellement discret que ça veut clairement dire qu’on peut lui faire confiance à 400 %, c’est évident.)
Et si je me faisais coller un mercredi après-midi ? Ça ne devrait pas être très compliqué. (Merdre de merdre, faut pas que ce soit mercredi prochain parce que j’ai des tas d’interros la semaine qui arrive et je n’ai pas encore annoncé mon dernier 03/20 en physique aux parents.) Je n’ai encore jamais été collée mais il faut le faire pour lui. Comme une grande preuve d’amour qu’il sera le seul à comprendre.
Ou alors faudrait boire de l’eau de Cologne du Mont Saint-Michel juste avant de le croiser et hop, s’évanouir dans ses bras !
Jeudi 28 octobre 82
C’est pas si simple, finalement, de se faire coller. Je sais pas trop comment m’y prendre. C’est peut-être plus facile à faire, le coup de l’eau de Cologne que j’ai gardée de ma Mémé bien aimée…
A suivre…