De juin à septembre 2021, Antoine du Payrat, directeur artistique, professeur de communication visuelle et ami, m’a sollicitée pour l’accompagner dans l’aventure de sa boite photographique. Il s’agit d’un bel objet de bois également appelé « street box camera« , combinant chambre photographique et chambre noire de développement. Antoine a baptisé la sienne « Chambre jaune » après l’avoir peinte de soleil.
En quelques mois, cette petite merveille a vu du pays : Antoine a promené son atelier photographique nomade de la mairie du 5ème arrondissement de Paris pendant le festival Quartier du livre, à l’estaminet littéraire L’Eurydice, 79 rue du Cardinal Lemoine, en passant par Boulogne, Le Havre et la Bretagne. La délicatesse d’Antoine a, sur le chemin, accouché de nombreux « portraits d’âmes amies », selon son heureuse expression. Il n’a pas limité ses photographies aux proches, il a eu la générosité de faire des portraits sensibles d’inconnus attirés par la magie de la boite et par la joie qu’elle génère. En voyant Antoine accueillir les prétendants au portrait et œuvrer à leur création, m’est venue l’évidence que sa Chambre jaune est une arme de cohésion massive.
Lors du décrochage/vente des portraits qui furent exposés tout l’été à L’Eurydice, Antoine, aidé par l’amie Anne-Laure Buffet, a pu récolter une somme conséquente dont il a fait don à l’association Culture du cœur. Le fruit de sa création va donc maintenant contribuer à l’égalité d’accès à la culture.
J’ai écrit le petit texte qui suit pour saluer la magie de son travail…
Ce lundi-là était habillé de gris, comme moi. Il y avait longtemps que j’avais renoncé à m’opposer au triste peuple du ministère en arborant pavillon plus coloré. Sur les portes vitrées du métropolitain, je me regardais jour après jour devenir la petite souris laborieuse que je finissais par croire avoir toujours été. Personne ne m’attendait au travail ou à la maison, pas même un chat mal léché qui m’eut donné à frémir un peu. Je ne fréquentais pas âme qui vive davantage que moi, d’ailleurs, qu’y avait-il à vivre ?
En vingt ans de vie parisienne, on pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’avais osé bouder par inadvertance les couloirs des transports communs. J’avais une connaissance fonctionnelle de la ville qui convenait à ce que j’envisageais d’une vie urbaine dont toute flânerie était inutile.
Et puis ce lundi-là, plus de métro, la ville se réveille en grève.
Je chausse de vilaines baskets pour me rendre au travail. Dans un sac plastique, je cale mes escarpins entre mon parapluie et mon déjeuner. J’envisage l’itinéraire pour me rendre au plus vite jusqu’au ministère.
Je me perds au premier tournant, j’ai tourné trop tôt dans la grande rue bien droite. Je ne connais pas ce carrefour, les rues qui en partent sont trop étroites et tordues. En plus, elles sont pavées. Heureusement que je ne porte pas de talons aujourd’hui. Va falloir choisir au petit bonheur la chance. J’enquille la troisième à droite, je n’aime pas les chiffres pairs, ils sont trop ronds et peu francs. Je n’aime pas le petit bonheur la chance non plus. Je serre les poings d’un cran supplémentaire dans les poches de mon imperméable, j’y trouve le trombone que j’aime tordre en marchant. La semelle de mes chaussures amortit le bruit des pierres, tant mieux. Je n’aime pas les pas qui claquent, c’est le comble de la vulgarité et la plupart des femmes du ministère s’y laissent aller pour faire croire qu’elles travaillent dur.
Je croise un pigeon mal en point qui me regarde, idiot.
Au milieu de la petite rue courbe, un son. Pas mécanique, pas complètement musical mais honteusement doux. Qu’est-ce qu’un son aussi étrange vient faire là ? Je décide que ce n’est qu’un vulgaire bruit et accélère l’allure.
Le soir au coucher, la douceur du bruit se rappelle à moi. Peut-être demain repasserai-je par la petite rue courbe…
J’emprunte à nouveau la petite rue. J’entends le son étrange exactement au même endroit que la veille et il m’accompagne jusqu’à l’embranchement suivant. Le soir, je cherche en vain à définir de quoi il s’agit, et je m’endors en l’évoquant.
Il est encore là le lendemain : cette fois il vient à ma rencontre et son chuchotement m’accompagne sur deux rues. Ce n’est ni un chant ni une plainte, c’est vraiment fin et délicat. Doux. Presque marin. Avec sac et ressac. Roulis.
Pendant plusieurs jours d’affilée ce son m’emboite le pas, le détour que je fais pour le rencontrer chaque matin me fait arriver en retard au ministère et cela m’est égal. J’y passe également sur le chemin du retour. La grève est terminée mais je n’ai plus envie de rentrer dans les boyaux nauséabond de la ville. Le huitième jour, le son et moi formons des pas de deux sur les pavés qui roulent comme des galets en bord de mer. Chaque nuit je m’endors dans ses bras. Il me porte comme une marée. Je jette le vieux trombone martyre de ma poche, je le remplace par un coquillage qui attendait au fond d’un tiroir qu’une main le caresse.
Je vais à la rencontre de mon ami le son même le week-end, même quand je ne vais pas travailler. J’ai pris l’habitude de m’asseoir sur un banc de la petite rue courbe pour me baigner tranquillement dans ses bras.
Une vielle dame qui promène son chien m’aborde, en verve. Elle me conseille d’aller faire un tour à la mairie de l’arrondissement, un cabinet de curiosités y a été installé par un poète depuis une dizaine de jours. On peut même s’y faire photographier à l’ancienne et gratuitement, me dit-elle. Je n’aime ni les curiosités ni me faire tirer le portrait, alors je l’écoute poliment en me promettant de surtout éviter la mairie. Je fais diversion en lui parlant de la récente grève des transports, elle me rétorque qu’il n’y a eu aucune grève depuis un an…Troublée et ne parvenant pas à me défaire de l’ancêtre bavarde, je prétexte un rendez-vous pour m’éclipser et file droit dans la rue courbe. Dans ma hâte à fuir, je débouche face à la mairie. Le gentil son qui s’était tût avec la logorrhée de la dame reprend de plus belle. Il est plus distinct et plus doux que jamais, plus envoûtant que dans la petite rue courbe, il me prend par la main et me fait passer le seuil de la mairie. Je suis, docile et charmée. En haut du grand escalier d’honneur un fort des Halles me propose de découvrir son Cabinet de Curiosités tandis qu’un homme à crinière et barbe marines m’accueille d’un franc sourire. Ce dernier est occupé aux savants réglages d’une étrange boite jaune. Je l’entends qui explique à ses modèles d’un jour qu’il s’agit d’un appareil photographique portatif appelé « Chambre Afghane », et qu’il l’a rebaptisée « Chambre Jaune ». Un chapelet de portraits fraichement tirés sèche, accroché entre deux piliers.
Je reste dans un coin à discrètement observer le manège autour de la mystérieuse boite et son superbe capitaine de vaisseau. Le son ne m’a pas lâchée et m’enveloppe plus fort que dans la petite rue courbe où il m’a trouvée, plus fort que sur les pavés où nous avons valsé. Ici, en haut du grand escalier d’honneur, le son, je baigne dedans. Je suis presque à son noyau. Je suis si près que je pourrais me dissoudre de bonheur : le son émane de cette boite étrange, il y niche et c’est de là qu’il est venu me chercher. Pourquoi suis-je la seule à entendre ce bruit doux et marin ?
Tous se sont subitement envolés, peut-être pour le déjeuner. Restée seule, je m’approche de la Chambre Jaune et y colle mon oreille pour entendre pulser le cœur du son chéri. Sa source est là, lovée au sein du beau cube de bois. Je ferme les yeux d’aise.
Quelqu’un approche, je devrais partir mais je reste collée contre le jaune soleil de la boîte. Le son est si mélodieux, joue contre joue avec la chaleur du bois ! J’en ressens l’incomparable douceur et glisse un œil dans l’orifice pour explorer l’intérieur…J’y vois une myriade de personnes assises sur une plage, celles-là même dont le portrait est en train de sécher en haut du grand escalier d’honneur. Parmi elles, je reconnais le poète du Cabinet de Curiosité. Leurs joyeux bavardages se mêlent au vent marin pour former le son divin qui m’a sortie de ma torpeur. Quelqu’un approche, je ne veux plus faire machine arrière, je ne veux plus d’un monde gris : je me laisse glisser dans la Chambre Jaune pour rejoindre la joyeuse troupe du capitaine – photographe et son ami, le curieux poète…