L’homme qui plantait des amitiés sincères

Les tours d’immeubles menacent au loin dans la vallée de bêton mais L’Enfant ne le sait pas encore, pour le moment il est à l’abri de l’innocence offerte à la naissance, quelles qu’en soient les circonstances. Et de l’amour grand-maternel. L’insouciance durera une vie de papillon, le cœur de la grand-mère battra pour L’Enfant au-delà des 103 ans de sa vie terrestre. Aucune tombe ne sait ensevelir l’amour.

À cette époque, il est le « petit miraculé » de Madeleine Renaud, les crocs de son chien l’ayant attrapé pendant que Mémé lui donnait le biberon dans la grande maison qui l’emploie. Il n’en gardera aucune rancœur, aucune peur. En attestent les animaux dont il recueille aujourd’hui les plus meurtris dans son refuge sur la colline. Qui soulage le vétérinaire local des grands éclopés de l’ingratitude humaine. Pour l’heure, toiles et sculptures de maitres le regardent boire le chocolat chaud des « grandes dames » du jeudi pendant que Mémé fait le repassage de la maison Derain.

Le tout petit ne sait pas encore la rage des chiens humains qui le tourmenteront jusqu’aux jupes de l’institutrice. La maison de cette dame est toujours debout, ce matin-là, nous la saluons au passage. De quoi abreuve-t-on les jeunes têtes pour qu’elles aient à ce point peur de ne pas être conformes et préfèrent dévorer leurs semblables de brimades et d’insultes ? Symptôme de la seule maladie de leurs parents. Honte à eux.

Cet enfant-là n’apprendra jamais la méchanceté, même des meilleurs exemples jeunes ou adultes. Celui qui prendra en main son propre baptême en se choisissant un nom de renaissance est têtu comme une mule quand il s’agit de respect et de liberté. De fidélité aussi. Ces trois fées se sont penchées sur son berceau, il ne les trahira pas. Pour l’instant, il s’enfuit rêver au doux pays des ruines d’un autre temps de tout temps. Ses genoux attestent des embuches du chemin qui serpente au milieu des champs de poiriers. Pierres coupantes que la vie transformera un beau jour en caillou le plus noble. Le forgeron répare le vélo, le Mercurochrome, les petites plaies, L’Enfant pédale jusqu’au domaine qui l’adoubera comme sauveur dans un futur dont personne ne se doute… à part peut-être le tilleul multicaule du lieu symbolique qui ne se réduit pas au symbole. Chacun est à sa place, fait son office et répond à son destin. Pour l’instant, L’Enfant ne sait rien mais il sait tout ce qui importe, son bâton tapote le sol pour débusquer les pièges à loups censés dissuader les pilleurs : il obéit à l’amour de Mémé qui l’a mis en garde. Toute sa vie durant, l’amour sera la seule loi à laquelle il acceptera de se rendre.

Depuis Monsieur de Monville, le millefeuille du temps a collectionné années et aléas, il les dépose en couches visibles ou fantômes sur le domaine qui tutoie L’Enfant et la forêt de Marly. Le petit a grandi, il ne connait ni regret ni ressentiment d’être balloté par la marée des siècles. Jamais. Les étangs qui subsistent au grand jardin lui rappellent simplement que l’eau berce mieux que certaines mères. L’Enfant devenu Homme Heureux n’est jamais nostalgique : il n’en a pas besoin, il sait ses fondations et ce qu’il a lui-même bâti dessus. Les loups auront beau de tout temps hurler, il a la clef du Désert de Retz, il a la clef de sa vie.

À cette visite qui nourrit comme l’amitié véritable sait le faire. Et au-delà de nous, à Lucie, Monique, Marie, Jeanne, Emma, aux grands-mères qui nous apprennent l’amour contre vents et marées.

Le reste est à découvrir dans « Le désert de Retz, paysage choisi » de Chloé Radiguet et Julien Cendres (Éditions de l’éclat).

Aux grands brûlés de la vie

Stéphane a 42 ans, il aime ses chiens, l’espace et le chocolat. Il a deux Rottweiler. Le plus sombre est vieux, il ne se lève pas toujours pour venir me saluer. Quand j’arrive le matin, je sens bien qu’il mesure son envie d’être caressé à l’aune de sa fatigue. Qu’il évalue si l’effort à fournir par ses vieux os vaut le plaisir des flatteries humaines. La réponse est souvent positive, mais il reste parfois le corps collé au sol et ne remonte vers moi que ses beaux et grands sourcils de star du ring finissant. Je me baisse alors jusqu’à ses yeux vitreux et lui parle tendrement en lui grattant le jabot. Plus je le félicite de sa gentillesse, plus la bave dégouline de ses grosses babines. Cela ne me dégoute pas, c’est ainsi. Quand je retire ma main pour boire le café et manger un gâteau avec son maitre, la manche de ma veste est toute gluante. Ce n’est pas grave, je lave ces tâches quand j’arrive au travail. Les fois où il trouve l’énergie de transporter toute sa belle chair animale et compacte jusqu’à mes caresses, je sens l’envie qui le dévore d’être à nouveau jeune chien fou. Il tente de jouer un peu, s’emballe à son rythme, lentement et brièvement. Je lui sais gré de cet enthousiasme puisque le mien est à sa hauteur si ce n’est en force, en tout cas en sincérité. Il n’est pas rare qu’emportée par notre élan commun je me retrouve ses deux énormes pattes posées sur le haut de ma poitrine, presque aux épaules, luttant pour ne pas perdre l’équilibre sous tant de poids. Il sait qu’il n’a pas le droit de faire cela mais il est comme moi, il ne résiste pas à une bonne accolade. Il a parfois même le temps de me lécher toute la figure avant que Stéphane ne le rappelle avec force à l’ordre. Jurassik obéit toujours au doigt et à l’œil à son maitre. Jurassik, c’est son nom. Il a déjà plusieurs fois ouvert sa gueule si grand qu’il a mis presque toute ma tête dedans. Pourtant je n’ai jamais vraiment craint qu’il me fasse du mal. C’est la surprise et l’inégalité des forces en présence qui me font reculer.
Le deuxième chien de Stéphane est blanc comme neige. Et molosse. Et jeunot. Quand son maître lui en donne la permission, tôt le matin et tard le soir, il court heureux sur toute la longueur du parvis de l’Hôtel de Ville. Gentil, jeune et impressionnant. Contrairement à Jurassik, Sam n’attend pas de me sentir toute proche pour me manifester son enthousiasme. Sam, c’est son nom. Il me voit de loin et trépigne jusqu’à ce que Stéphane l’autorise à venir à ma rencontre. Stéphane tient ses chiens et il a raison.
Un matin, Sam n’est pas là, il n’y a que Jurassik. Quand je m’en inquiète, je comprends que le sujet peine trop Stéphane pour approfondir : il évite mon regard et me fait une réponse incohérente. Cela se produit chaque fois qu’une grande émotion l’assaille. Il me dit « Sam est avec Brigitte Bardot. » et le répète trois ou quatre fois pour que je n’en parle plus. Alors ce matin-là on reste à boire le café en silence et j’abrège. Sam réapparait plus d’un mois après sa disparition soudaine et Stéphane se contente d’acquiescer à la question « Vous l’avez retrouvé ? ». Je n’épilogue pas.

C’était il y a une grosse année. Depuis, Sam a à nouveau disparu. Cette fois je n’ai rien osé dire. Cela fait maintenant six mois que Sam manque à l’appel.

Pendant trois ans j’ai rencontré Stéphane, ses chiens et sa passion pour l’espace des magazines que je lui achetais. Trois années quatre fois par semaine au petit matin quand le bitume devant le BHV le rendait à une nouvelle journée de solitude et d’errance. Si en sortant du travail à 19h je le voyais parfois déjà endormi blotti contre ses chiens, je savais qu’il avait eu une journée particulièrement difficile. Parfois il disait qu’il s’ennuyait, parfois que c’était dur, qu’il lui faudrait une domiciliation, le RSA. J’ai cherché des adresses, des associations, j’ai pris des rendez-vous, mais comme il disait que les Américains étaient en train d’acheter la ville pour y mettre des millionnaires et que son père avait rencontré sa mère au Kenya et qu’il allait parfois voir son oncle à Pierrefitte mais qu’il était trop vieux pour rester avec lui, que de toute façon il allait bientôt mourir, que son père était parti en Afrique pour Noël et ne voulait plus revenir à cause des Américains qui achetaient la rue et même celles autour et qui allaient bientôt arriver avec leurs milliardaires dans des tanks aux Champs-Elysées parce que sa mère était une bonne cuisinière mais que son oncle de toute façon allait bientôt mourir, bien sûr, il n’est jamais allé aux rendez-vous. J’ai fini par capituler. Certains jours j’ai fait des détours pour ne pas le rencontrer parce que je ne savais plus quoi faire ou dire. Il traversait tout Paris jusqu’à Denfert-Rochereau pour aller se doucher et changer ses affaires. Il y avait un casier où il gardait notamment la petite radio que je lui avais offerte. Il allait se doucher deux-trois fois par semaine mais parfois il n’était pas difficile de comprendre que le découragement le clouait à la crasse de la rue comme un Christ en croix. « Je suis à la rue. », me disait-il. La journée il aimait aller aux Champs-Élysées, il me disait « Vous connaissez ? C’est facile si vous voulez y aller : c’est tout droit. » Il lui fallait de bonnes chaussures, il marchait beaucoup, y compris la nuit.

Et puis cette année, quand je suis revenue de mon été ailleurs, je n’ai pas retrouvé Stéphane. Je ne saurai jamais ni le début ni la fin de son histoire. Je sais seulement que je ne l’oublie pas plus que je n’oublie les autres accidentés de la vie que j’ai rencontrés :

Bernard, rue Montmartre, qui ressemblait tant à mon père, qui s’est senti partir deux fois, l’engourdissement de la mort de froid. Qui, après des années sous les porches au temps où ils n’étaient pas barricadés de codes, s’est vu attribuer une chambre par une association et avait peur « de ne plus savoir vivre entre quatre murs ».

Marie, rue Montgolfier. 25/30 ans, difficile à dire, des yeux bleus à se damner, une beauté de crasse qui accumulait les immondices dans son coin contre la grille d’une aération. Une fille de la DASS qui criait parfois la nuit sans qu’on l’agresse. Dont l’esprit avait basculé mais qui voulait des magazines d’histoire. Qui s’était fait raser la tête à l’hôpital.

Hans, allemand d’un âge avancé. Devant le magasin Rayon d’Or, rue du temple. On parlait en allemand et en anglais. Il avait été ingénieur et avait tout plaqué, je n’ai pas réussi à savoir pourquoi. Une ex-femme et deux grandes filles en Allemagne. Il savait qu’il était grand-père mais n’avait jamais vu sa descendance. Il est resté là 5 ans, 6 ans peut-être, je ne sais plus. Il a dû être amputé d’une jambe à partir du genou. Puis de l’autre. L’hôpital lui avait donné un vieux fauteuil roulant. Un jour la police lui a confisqué sa petite malle en fer, il a fallu tout racheter. Sa famille ne savait pas où il était et il ne voulait pas qu’on recherche ses filles. Il disait que c’était trop tard et ne voulait pas se laisser convaincre du contraire. Il ressemblait au Père Noël, je l’appelais le Père Noël.

Assen, Rom de Bulgarie. Rue Réaumur. Il avait été électricien dans son pays, puis chauffeur de bus et puis plus rien, la rue à Paris. Sa « Madame » venait parfois de là-bas en bus, un mois ou deux dans la petite tente qu’on avait achetée. Il repartait parfois. Quand il revenait il disait toujours « Trop difficile. Bulgarie pas bon pour Rom. » Assen avait le cœur en sang quand il parlait de la Bulgarie. Je m’y suis rendue bien plus tard et j’ai vu les villages Roms. J’ai compris Assen.

Maria, la petite Rom de 12 ans. Vive, drôle et débrouillarde comme si elle en avait 20. Elle dormait rue de Belleville avec ses parents. Elle est restée là 2 ans. Parfois elle allait dormir dans la petite caravane de son oncle en grande banlieue, mais seulement quand il faisait très froid parce qu’ils étaient 10, dans la caravane. Elle se débrouillait très bien en français, elle était même allée à l’école quelques mois. Elle est montée une fois chez moi pour m’aider à porter des sacs de vêtements à donner aux parents et elle a cassé trois choses en cinq minutes tellement elle touchait tout ce qu’elle voyait. Un matin, la petite famille n’était plus là.

Aurèle, Roumain, peut-être 40 ans. Des yeux incroyables qu’il fermait la nuit à même le sol des marches de l’église Saint-Gervais. J’ai dû commander une tente, il n’y en avait pas en magasin. Il a fallu attendre 10 jours pendant lesquels je voyais bien qu’il ne croyait plus en ma promesse. Je n’oublierai jamais son regard quand j’ai apporté la fameuse « cort », le seul mot roumain que je connaisse. Au début nous communiquions par mimes. Puis par dessins. Très tôt le matin je déposais du café près de sa couche. Nous avions convenu d’un recoin où il me laissait ensuite le thermos vide. Il cherchait du travail, en trouvait parfois sur des chantiers. J’ai vu son visage se tanner aux rigueurs de la rue pendant 4 ans. Parfois il était malade, avait de la fièvre. Ou mal aux dents. Il avait trouvé une canne à pêche et faisait la manche avec, ça faisait sourire les passants. Son fils était en Angleterre. Comme Stéphane et Assen, quand Aurèle parlait de son fils, de son pays ou de sa condition, il détournait le regard pour le lancer le plus loin possible de la souffrance. Et moi, je regrettais de lui avoir posé une question. Il me demandait des nouvelles de mes enfants. Il me disait toujours « Bon courage ». Au début, je crois bien qu’il pensait que ça voulait dire « Au revoir. » Il est parti faire l’ouvrier agricole en Espagne.

Et puis il y a tous ceux et toutes celles dont je n’ai jamais su le nom. Ce que j’ai vécu avec eux, ma propre pudeur le tait même à moi-même. Parmi ces anonymes frères blessés, il y a le géant croisé somnolant sous la neige sur un banc, pieds nus dans des chaussons de papier d’hôpital. Colosse que, par le plus incroyable des hasards, je chausse auprès d’un petit bazar à proximité. Il parle un français de toute beauté, utilise un vocabulaire précis et recherché. Deux ans plus tard, je retrouve le colosse près du métro Saint-Paul. Comment ne pas le reconnaitre ? Je vais à lui, lui rappelle l’aventure du banc. La qualité de son merveilleux français, son phrasé appliqué me confirment que c’est bien lui.

Et puis il y a tous ceux et toutes celles auprès desquels je n’ai pas su aller, leur misère était trop impressionnante et je n’ai pas su.

© 2021 Anne Vassivière

« L’antidote pour la peur, c’est de voir l’autre comme soi-même. »

Barbara Hendricks

Les cimetières de Sophie

Ma sœur cadette a toujours été taphophile comme monsieur Jourdain fait de la prose, mais c’est à la crise sanitaire qu’elle doit d’avoir affiné son intérêt pour l’art funéraire : le cimetière du Père Lachaise se trouve dans un périmètre d’un kilomètre de chez elle. Des trois sœurs, elle est celle qui n’avait jusqu’à présent développé aucun appétit pour la création artistique. C’était sans compter sur les circonstances qui marièrent avec bonheur limitation géographique et goût prononcé pour la série télévisée Alfred Hitchcock présente

Surgâtée par une grand-mère adorée, j’avais dès l’âge de 11 ans un poste de télévision dans ma chambre et Sophie ne manquait jamais de venir y suivre les épisodes du Maître. Après m’être naïvement laissée attraper par le suspense des premières histoires, je regardais les suivantes d’un œil timide ou m’échappais de la chambre, laissant ma sœur en bonne compagnie avec son attrait pour les frissons. Rien ne la terrorisait, à 55 ans je suis encore traumatisée par une histoire de cimetière racontée par L’empereur du cinéma…

Cette semaine, lors d’une longue balade avec notre mère, Sophie a remarqué un petit cimetière de campagne en retrait du chemin que nous suivions, il a donc fallu y bifurquer dans l’espoir de compléter sa collection photographique. Les arbres de l’entrée promettant une fraîcheur bienvenue, nous nous y sommes rendues de bonne grâce. Sur le chemin, un Christ en croix assez naïf nous plut à l’unanimité, nous lui tirions le portrait tandis que je recevais l’évidence intime et rationnellement infondée que je connaissais quelqu’un dans ce petit cimetière impromptu.

Habituée au faste ou à l’étrangeté racée du Père Lachaise, à sa faune et sa flore vivantes ou figées en éternité, Sophie ne trouva guère sujet à prendre les clichés d’art funéraire dont elle est maintenant devenue friande et spécialiste : le peu de fortune des paysans enterrés-là n’avait permis l’édification d’aucune chapelle ni financé aucun vitrail. Couronnes de fleurs en céramique et plaques de regrets plus éternels que ceux qui avaient tôt rejoints les primo défunts témoignaient d’une offre marchande locale restreinte. Peu importait, nous rendions tout de même nos civilités aux personnes reposant à flanc de coteaux.

Je commençais mon exploration à l’inverse de sœur et mère et, dès le premier tombeau, me trouvais propulsée aux années lycée. C’était l’époque où nous étions toutes des Christine, Pascale, Sylvie, Nathalie, Anne ou Isabelle. Elle s’appelait Nathalie R. et son nom était gravé depuis 40 ans sur la stèle de la première tombe en entrant à gauche. Sa mère l’avait rejointe longtemps plus tard, une femme grave même avant, la pauvrette, d’avoir perdu sa fille unique. Le samedi soir, la jeunesse paye un lourd tribu dans nos régions où il faut une voiture pour vivre un peu avant l’ultime tournant de non-retour de discothèque. Enfant déjà, la chanson Sur l’Pont de Nantes me glaçait les sangs, je comprendrai pourquoi lorsque l’adolescence verrait ses rangs se clairsemer par séries de cinq fleurs en bouton par véhicule. Ma camarade Sandrine C. fût également la victime d’une embardée funeste.

Après que l’autre monde nous ait rendues à notre randonnée, le ciel était plus bleu, le soleil plus aimant, la végétation avait décuplé la variété de ses verts, les nuages se gonflaient plus joufflus, les oiseaux piaillaient plus loquaces, la compagnie était incroyablement agréable, le corps plus fluide, les poumons plus vastes, les cailloux du chemin extrêmement sympathiques et les kilomètres encore à parcourir pesaient le temps d’une plume.

C’est cependant avec nettement moins d’entrain que je pénétrais ensuite dans le deuxième petit cimetière de notre balade, traînant un peu la patte derrière une cadette toujours aussi enthousiaste.

Le lendemain, Sophie exprimait le souhait d’aller au cimetière de la sous-préfecture où réside notre mère, nous y avons grands-parents paternels, oncles et tantes devant les tombes desquels mesurer ce que nous leur devons de tendres souvenirs. Nous achetions deux bouquets de roses à déposer. Bien sûr, chemin faisant, ma sœur traquait les trésors funéraires tandis que nous fleurissions une vieille voisine aimée, la famille d’une amie chère des années collège, le beau-frère de notre petite sœur, un camarade de CM1 à côté duquel j’étais assise car personne n’en voulait parce qu’il ne sentait pas toujours bon mais que j’avais décidé qu’il méritait quand même une bonne camarade.

Toute la nuit suivante, je revisitais le cimetière, yeux ouverts ou fermés. J’y repositionnais  soigneusement les linceuls sur les corps dormants de ma grand-mère et de mon père, même si ce dernier, pour nous punir d’on ne sait quoi, ne s’était pas fait enterrer là. Bien sûr, dérangée dans son sommeil, Mémé Emma finissait par ouvrir les yeux, se lever et venir bavarder gentiment sur un banc avec moi. Puis mon père se joignait à nous. Ils étaient sereins, figés dans un âge qui n’était pas le leur lorsqu’ils nous avaient quittés. Un grand calme régnait, la situation, quoiqu’incongrue, n’était pas effrayante. Je leur rappelais néanmoins prudemment qu’ils devraient rejoindre leur sépulture à un moment ou à un autre.

Le lendemain encore, ma sœur Sophie retournait sur les lieux pour se renseigner sur les concessions disponibles. Après avoir discuté avec le gardien, elle m’envoyait tarifs précis des tombeaux à 3 et 6 places, photos et vidéos des emplacements à l’appui. Combien étions-nous à souhaiter reposer là, qui préférait être incinéré, dans ce cas préférait-on une urne posée en surface ou à l’intérieur etc… ? Elle suggérait un emplacement particulièrement bien situé qui finissait par nous convaincre.

Nous tombions donc d’accord et, le soir même, une demi-heure avant que le gardien ne ferme les grilles du grand repos, elle avait signé pour nous la promesse d’acquisition du lot 1042.

La nuit suivante, yeux ouverts ou fermés, je mettais à profit ma position allongée pour tester malgré moi le confort douillet de l’herbe verte qu’elle avait prise en photo pour me vanter les mérites de notre achat commun. J’y passais une nuit compliquée.

On a les projets immobiliers qu’on peut.


J’espère pouvoir convaincre ma sœur de présenter ses photographies d’art funéraire (perelachaise_forever) lors de l’exposition commune à Prince RoRO, Agnès B2 et moi-même qui se tiendra du 13 au 19 juin à la galerie de Xavier Gras, Le bonheur est dans l’instant. (72 rue Amelot, 75011 Paris)


Crédit photo 2022 Anne Vassivière et perelachaise_forever

23, 57, 78, mesures d’une vie

Hier j’ai vu la pièce chorégraphique « Générations » de Fabrice Ramalingom, longtemps assistant du regretté Dominique Bagouet, grande figure de la nouvelle danse contemporaine française. C’était à La Cartoucherie de Vincennes, Rama y était l’invité de Carolyn Carlson.
Le froid m’a cueillie, tout piquant au sortir du métro, l’espace aussi. J’ai boudé la navette pour marcher jusqu’à La Cartoucherie, le corps sait mieux que nous ce qui est bon pour lui. Sur le chemin de terre, promeneurs, vélos et chevaux nous rappellent l’injonction du partage et ce n’est pas désagréable, au contraire. On n’est plus électron esseulé dans la foule.

L’arrivée au domaine de la Cartoucherie est toujours une joie, c’est le réflexe Pavlovien de l’ex jeune provinciale assoiffée de théâtre qui, fraichement installée à la capitale, a immédiatement filé s’irradier au travail de Mnouchkine. En cette fin d’après-midi dominicale, spectateurs et lampions forment des auréoles autour du Théâtre du Soleil. Ce n’est pas ma destination du jour mais je pénètre dans l’antre pour me mettre de la SCOP culturelle plein les nasaux. J’aime ce lieu et son esprit, on y est mal assis mais toujours heureux.

Je rejoins ensuite l’Atelier de Paris-Carolyn Carlson.

Fabrice Ramalingom est en place lors de l’installation du public, il fait des gammes sur le plateau, danse elliptique et grands yeux souriants. Le public finit par calmer ses bavardages aux frémissements de ce qui se prépare. Rama poursuit, son corps dansant rassemble toutes nos dispersions. Il appelle « Hugues », et un jeune homme le rejoint du public vers la scène, danseur. Puis « Jean », vieil homme qui se joint à eux. Danseur également. Une image de chemin dans la forêt se découvre derrière le trio.

Ballet de trois âges de la vie d’un homme. Jeunesse, âge mûr et vieillesse s’inscrivent familièrement dans nos esprits pour le corps féminin car les étapes en sont clairement marquables par la maternité, il est plus rare de figurer l’évolution masculine. Pendant mouvant aux Trois âges de la femme de Gustave Klimt.

En appelant les danseurs installés dans le public, le chorégraphe nous convoque aussi et nous nous retrouvons à symboliquement danser nos propres trois âges de la vie, à en sentir alternativement élans et fatigues. A comprendre dans nos corps que le désir de vie reste intact.
Hugues Rondepierre, 23 ans, Fabrice Ramalingom, 57 ans, Jean Rochereau, 78 ans, c’est toi, c’est moi, c’est nous.

Le sourire de Hugues en soutien à la surdité de Jean, la surdité de Jean en attention au sourire de Hugues. Personne n’est diminué, chacun est là où l’autre se trouve dans sa propre vie.

Les répétitions ont commencé le jour où Rama a perdu son père, Hugues n’a pas connu son grand-père paternel et le père de Jean avait l’âge de Hugues quand il est décédé. Le fil est tissé par-delà la danse et nous repartons avec l’indéfectible désir de vivre. Avec la conscience que nous ne formons qu’un seul corps, que prendre soin d’autrui c’est prendre soin de soi. Qu’il est vital de s’abandonner consciemment à notre intelligence collective. Que les temps présents en exigent l’évidence.

« Générations » de Fabrice Ramalingom est à retrouver au Festival d’Avignon.

Ce que je dois au théâtre

Ce que je dois au théâtre, c’est bien sûr une ouverture des sens, de l’esprit, du cœur… mais plus que tout, c’est son exigence envers moi. Son injonction à recevoir, à transformer, à ne pas m’endormir dans la passivité de mon quotidien, à ne plus douter de mon existence active, à en faire quelque chose de conscient. Voilà l’évidence avec laquelle je suis ressortie du Théâtre du Rond-Point hier.

Je chéris particulièrement ce lieu pour la générosité de son architecture, le contre-point géographique et symbolique qu’il constitue avec le Palais de l’Elysée, et la qualité du grain qu’on nous offre à moudre. Le grain d’hier était de la meilleure récolte puisqu’il s’agissait de la création de Pierre Notte L’homme qui dormait sous mon lit, servi par les excellents Muriel Gaudin, Silvie Laguna et Clyde Yeguete.

Je n’en déflorerai pas le sujet car ce n’est pas mon propos et que, surtout, je vous invite chaleureusement à aller voir ce spectacle d’ici au 30 janvier. Je dirais simplement qu’il s’agit d’un travail au cordeau d’1 heure 15 de pure conscience. Comme quand on fait zazen et que le maître vient sans bruit et par surprise vous donner un petit coup sec et précis qui vous réveille durablement. D’ailleurs le sourire des comédiens au salut en dit long sur la qualité de la pièce et leur plaisir à la jouer.

Sur le chemin du retour, j’ai mesuré à quel point j’avais été nourrie et j’ai revisité tout ce que je dois au théâtre : plus d’esprit, plus de cœur. Plus de corps aussi, car c’est un art de mots et de chair. Il fait tout vibrer, acteurs et spectateurs.
Issue d’une famille modeste de petite ville provinciale, j’ai vu très peu de pièces dans ma jeunesse, j’ai donc le luxe de me souvenir précisément du plaisir qu’elles m’ont procuré. La toute première était la production locale d’une troupe amateure du département qui donnait un réjouissant Ubu Roi dans l’ancienne halle aux grains rebaptisée Salle des fêtes. J’étais frappée, emportée. Commencer une carrière de spectatrice de théâtre par cette pièce crue, drôle et corrosive était joyeux présage, j’avais 10 ans et, naturellement, je me suis ensuite inscrite aux cours de théâtre du collège, puis j’ai poursuivi dans diverses structures jusqu’à l’âge adulte. Etudiante, j’ai même rejoint la troupe qui était venue jouer Ubu Roi dans ma petite ville.
J’avais 20 ans pour mon deuxième jalon théâtral, je vivais en chambre étudiante dans la préfecture du département. Un cheval déboulait sur scène et ruait presque sur le premier rang des spectateurs. C’était fort, c’était charnu en mots et en corps. Même sans le cheval ça aurait été plus animal que tout ce que j’avais vu auparavant dans les festivals locaux de spectacles vivants. D’ailleurs je me fichais de cet anachronique réalisme-là, un cheval sur une scène de théâtre. Ce que je voyais, c’était le symbole vivant de l’énergie théâtrale la plus pure. Je me fichais de retenir qui avait monté le spectacle puisque mon corps en avait compris la vibration essentielle. Jamais auparavant je n’avais approché tant de mots et de chair ensemble. Les livres pouvaient bien aller se rhabiller : j’avais rencontré le théâtre, le grand plus de ma vie. Je n’ai pas la nostalgie de ce moment de découverte fondatrice, non, car ce qui s’est inscrit en moi ce soir-là, c’était la promesse d’être sans cesse renouvelée en allant au théâtre toute ma vie durant.

Je réaliserai plus tard que j’avais innocemment vu Patrice Chéreau mettre en scène Gérard Desarthe dans Hamlet. Ma vie de spectatrice de théâtre serait donc parrainée par Shakespeare et Chéreau, il y a bonnes fées plus médiocres. Ne pas connaitre ce metteur en scène m’avait permis d’en recevoir l’évidence sans filtre aucun, avec l’accès direct qu’on a des grandes émotions quand on a 20 ans.

Le théâtre c’est maintenant, là. Pas demain. Ça n’attend pas que le temps passe à ne rien faire, c’est le moment présent puissance 10. La vie passée au microscope, le cristal du présent, son gemme le plus brut, ça n’a rien à voir avec le mensonge. Le vrai mensonge est dans la vie.

Le théâtre c’est l’urgence, comme vivre, comme être adolescent ou avoir 20 ans. Ou 55 ans aujourd’hui. Ou plus demain. C’est vivant et ça parle aux vivants. Oui, ce spectacle m’avait confirmé que j’étais vivante, moi qui étais dans l’auto-contemplation morbide des jeunes sentiments tourmentés, aux prises avec la douleur de naitre à un monde dont on réprouve bien des aspects. Aujourd’hui encore c’est la qualité de vie concentrée et révélée qu’offre le théâtre qui me pousse à y retourner sans cesse. Cet art exige quelque chose de moi, il me somme de quelque chose. De conscience, d’ouverture. Il fait semblant ? Il fait tout sauf semblant ! Les enfants ne font pas semblant quand ils jouent, ils font du « On dirait que… », c’est différent. C’est « du semble » qui n’est pas tromperie.

Les pièces suivantes m’ont montré que je pouvais être intelligente de corps, de cœur et d’esprit, de tout en même temps, de tout maintenant. Le théâtre me fait toujours l’effet de cette parfaite synchronicité. L’urgence de mes 20 ans ne s’était pas trompée. La mascarade orchestrée qu’est le théâtre était la preuve irréfutable que j’existais vraiment et que ma vie valait la peine d’être vécue. Et elle le reste en toute liberté car c’est une bête qui ne peut vivre que libre sinon elle s’atrophie et devient divertissement.

Je retourne sans cesse au théâtre pour m’assurer d’être réveillée, pour rester alerte. Je ne lui demande pas de réponses, juste des questions, de nouvelles portes et du sens. De la communion aussi. Je demande à être bousculée pour ne pas sombrer complètement dans ma paresse naturellement humaine. Le théâtre m’empêche de me laisser aller, il me met en mouvement. Assise, même mal, en face de ce que la scène me raconte, je fais l’expérience de la verticalité de ma conscience d’humain. Je ne m’y retranche pas dans l’ombre dans laquelle je me tiens assise en tant que spectatrice. Je ne m’y dérobe qu’en apparence. La salle de spectacle et la scène sont lieux de paradoxe. Tout comme ma propre personne, lieu de perpétuel paradoxe. En mettant l’action à distance, le théâtre me met à distance salutaire de moi-même et pourtant il concentre le présent dans une tête d’épingle, là, sur scène. Il me concentre dans une tête d’épingle et, avec ce que je comprends, crois comprendre ou ne comprends pas du tout, de nouvelles portes s’ouvrent à moi. J’entrevois des compréhensions neuves du monde et de moi-même.

Voilà où m’a mené la création qui se joue actuellement au théâtre du Rond-Point dans la salle Jean Tardieu. Pierre Notte y fait la preuve que son travail est le mélange parfait entre l’esprit et l’instinct.

© 2022 Anne Vassivière


Illustration Roland Topor

Regelinda (989-1014), cathédrale de Naumbourg

Hier, sur le Cabinet de Curiosités d’Eric Poindron, j’ai relayée la photographie de ce visage sculpté. Elle avait été partagée par François Verdier, Monique Calinon et Sophie Chauveau. Sophie Burin en a identifié la provenance. Plus de 1000 personnes ont été émerveillées par ce sourire, ce qui m’a inspiré ce texte.

Ce sourire fait le grand aveu de la joie pour aller chercher la nôtre. La pierre n’est que support au temps, cette femme confesse qu’elle est de chair. Inutile de scruter les doctes mines des statues pour y moissonner un grand message, le sourire de celle-là nous attrape, impossible de troquer la réalité de notre condition pour de savants symboles : elle nous montre le chemin par l’exemple. Car notre condition est aussi joie hors de toute niaiserie et vertus obligatoires qui nous compriment l’envergure. Entre l’air habité des doctrines incapables d’enfanter du vivant et la compassion de façade, il y a la joie. La vie qui jouy et fait pâlir le temps. La pierre devient alliée de l’artiste qui a osé ce défi du sourire franc et direct, malicieux et sans faille. Goulu. Il a pris le risque de la singularité et c’est précisément cette marginalité qui nous oblige à reconnaitre le lien. Nous formons famille par le sourire, luxe suprême au regard des limitations et souffrances communes. De cette exception éclot l’universel. Le clin d’œil est donc dans le sourire. Comme un choix. Celui de la joie et de l’invitation à être chair vibrante sans réduction à la luxure ou à la maladie.

Chacun, chacune a cherché où trouver cette statue. C’était important. Certaines, certains ont émis le souhait d’aller la voir pour boire ce sourire à la source. Or, il dépasse temps et géographie, c’est pourquoi nous y reconnaissons la porte singulière dont nous avons tant besoin. Cette pierre dépasse le statuaire, elle gagne le combat de l’immobile, elle désarme tout atermoiement.

« Sois l’enjouée ! Ouvre les yeux, ouvre lèvres et cœur ! Pétille ! », nous dit-elle. « Embrasse la marge, accueille l’aléatoire ! Suis-moi en singularité, j’entraine la tienne par la contagion du sourire. Reconnais-toi en moi, viens ! Tout est grave mais rien n’est sérieux ! »

On n’échappe pas à l’évidence de cette rencontre. Malgré le support qui l’a menée jusqu’à nous, elle n’a rien de virtuel. Dieu que la politesse de joie de l’artiste est bienvenue en ce moment !
L’intuition fondamentale du sourire, c’est fugace, c’est fragile, c’est vivant. C’est de chair, ça dépasse temps et morale. Cette femme n’est ni pudique ni discrète, pourquoi le serait-elle ? Elle est le grand troupeau humain au meilleur de lui-même, abandonné à la chance d’être en vie. Elle dénonce par contraste l’effort des tièdes pour rester d’impeccable morgue et nous imposer le désespoir.

« Ce que l’on retiendra de toi, c’est le moment où tu étais la plus vivante. », nous dit-elle.

Merci à l’artiste, à l’artisan, à tout ce qu’il a vécu pour en arriver à ce legs qui nous réjouit tant. Et à la femme qu’il a prise pour modèle. Reconnaissance éternelle pour cet élan qui échappe au temps.

© 2021 Anne Vassivière


Quelques commentaires parmi toutes les réactions :

Bertrand Valton
C’est surtout la seule et unique statue dont émane un authentique et franc sourire. De mémoire il n’y en a aucune autre.

Laurence Lgrge
Tellement vivante !

Annick Gambotti
Ses yeux, son sourire…
De la lumière !
Magnifique !

Annick Chevalier
Un regard malicieux et pétillant d’intelligence

Isabelle Fleury
Au moins un beau sourire qui vient du passé espérons qu’il inspire le monde d’aujourd’hui si grichu !

Isabelle Cade
Elle me fait sourire aussi quand je la regarde, super bien fait.

Magali Thouvenin Gérard
Je ne me souviens pas avoir vu une sculpture ancienne souriante, c’est magnifique ! Merci du partage.

Alain De Vinck
L’art médiéval est souvent resplendissant; il est sublime ce visage de femme heureuse.

Nicole Evans
Expression si rare qui éclaire tout le visage.merveilleux.

Jacotte Guilbaud
On dirait qu’elle a nous accueille chez elle, elle vient d’ouvrir la porte et nous sourit pour nous laisser entrer.

Finis ton Assiette !

C’est la joie, c’est les vacances, la délivrance du joug urbain. On prend la route des promesses au tout petit jour pour éviter le troupeau motorisé qui rentre et sort de Paris comme un chien rendu dingue par la porte toujours ouverte. On est dedans alors on veut être dehors. On est dehors alors on veut être dedans. Le premier jour des vacances, on s’en fiche pas mal, de tout ça, nous, tout ce qu’on veut c’est filer réveiller la petite maison pour qu’elle nous réveille à son tour.

En arrivant on remet le coucou en marche. Son balancier rythme nos jours chômés. On l’a importé d’Autriche en Auvergne, c’est notre exotisme faussement local préféré. On en voulait un vrai véritable, un a qui on remonte les poids en forme de pommes de pin. Pas un automatique, chez nous, on se targue de fuir toute vulgarité. Un que l’on félicite d’être à l’heure même avec ses dix minutes de décalage s’il fait trop froid, s’il fait trop chaud. La maitresse des lieux a pris l’habitude de le remercier chaque fois qu’il sort de sa boite ouvragée pour coucouter l’heure. Elle est sympathique et un peu niaise, la maitresse de maison. Ici, dans sa petite villégiature bon marché aux allures de chalet, elle a l’illusion ravie de remonter le temps plusieurs fois par jour.

Dans la voiture, on a refait le monde entre deux chansons massacrées à tue-tête, on a bavé sur le cousin bidule et la cousine truc, on a refait l’éducation ratée du fils de la voisine machin. La mère, on n’a pas trop osé y toucher maintenant qu’elle est trop vieille pour que les attaques restent décentes même dans son dos. Heureusement, la brume nous a tus à plusieurs reprises, on a jeté les armes de nos insupportables prétentions au pied des collines baignées par la naissance du jour, on a capitulé à la mystique du paysage.

Et puis, arrivés aux lacets de la montagne où se niche la petite maison des vacances, on s’est retrouvés coincés derrière un camion de bestiaux. Pas d’échappatoire possible. On n’allait quand même pas risquer nos vies humaines pour doubler, se tuer pour une bête, ça aurait été le comble ! On a donc dû se résoudre à regarder ces masses de chair bringuebalées dans le camion. Petit à petit on en a deviné le poids qui lutte pour garder l’équilibre au moindre freinage, à la plus fine accélération, à toutes les courbes traitresses de le montagne. On a fini par sentir ces masses aux nasaux chauds et fumants, ces flancs qui ne sont pas encore lots de côtelettes en promotion. Par les sentir et les ressentir. On n’avait pas le choix, on était coincés en tête à queue forcé. Ne nous mentons pas, on a bien tenté de faire diversion en allumant une radio savante mais le cœur n’y était pas, il avait filé pulser avec les flancs des bêtes. Il n’était pas si sec qu’il puisse échapper à la douceur de leur pelage fauve qui se soulève à la respiration. Des êtres sans prétention, pas même celle de vivre longtemps, ni de vivre pour soi-même. Je ne sais pas si ces bêtes ont conscience qu’elles sont de bons jambons, de bonnes bavettes ou de gouteux tartares. Je ne suis même pas certaine qu’elles t’en voudraient de payer une fortune au restaurant pour manger les parties les plus intimes de leur veau. Les veaux que l’on jette vivants du ventre de leur mère à l’abattoir puisqu’on les tue même gestantes. Ce que je sais, c’est qu’au près, elles ne sont pas viande. Et peut-être même que dans le camion non plus, car elles sont sans jugement. Elles nous regardent sans questions, avec pour seule arme la douceur fatale des yeux animaux.

Dans les abattoirs on n’écorche pas seulement les vies animales, on écorche aussi celles des femmes et des hommes qui doivent tuer à la chaine pour survivre. Je n’ai pas l’expérience de cela, je ne sais que rencontrer les bêtes dans les prés et croiser leur regard à travers les grilles des camions qui vont à l’abattoir ; je n’ai su que lire A la ligne de ce cher Joseph Ponthus-Le Gurun et écouter Mauricio Garcia Pereira et ses camarades dans le documentaire Les damnés, des ouvriers en abattoir d’Anne-Sophie Reinhardt. Mauricio a eu le courage de quitter le travail qui le faisait vivre et le tuait à la fois, d’autres ont fait le choix courageux de rester. L’abattoir de masse ne massacre pas seulement les bêtes. Nos frères et sœurs ouvriers payent le prix fort pour que les animaux finissent en barbecue entre voisins dégueulant de politesse et qui vont discrètement empoisonner ton chat parce que tu as trop tardé à tailler l’arbuste qui dépasse de 20 centimètres sur leur terrain.

En allant régulièrement à la campagne, j’ai emmagasiné des kilomètres de regards de bêtes. Comment tuer quelqu’un qui te regarde ? Les bêtes d’élevage n’ont pas droit à l’au-delà que l’on confère à nos chats les mieux aimés, et l’on doit nier leur regard pour les livrer à l’industrie de la mort systématique.

J’entends d’ici La Fontaine conclure : Alors quand tu as un morceau de ce regard au bout de ta fourchette, aie la décence de finir ton assiette.


© Peinture 2005 : Frédéric MATHIEU

Une île

A la fenêtre de Juliette, une cigarette fume un poète et cela n’étonne personne puisque nous sommes à La Louisiane, hôtel mythique et bien vivant de Saint-Germain-des Près. Par-delà la marquise en contrebas, que Miles Davis escaladait pour rejoindre son amoureuse en des temps où cette affection attirait l’insulte, le croisement avec la rue de Buci déverse une heureuse cohue humaine. Amis, passants, touristes fraichement revenus à Paris et Germanopratins amoureux de leur quartier sont tous en verve sous le tendre auspice d’un soir d’été indien.

Photo : Noémie Volz

A l’intérieur, le bel ovale qui sert d’écrin au poète à la fenêtre, reçoit les rires déversés par l’étroit couloir de l’hôtel. Car il y a fête ce soir-là, et les esprits sont bienheureux. Juliette Gréco est à l’honneur, dont nous saluons silhouette et regard profond sur les photographies de son amie Irmeli Jung et de Georges Dudognon, vêtements et souvenirs ont été gracieusement prêtés à Guilaine Depis par Julie-Amour Rossini, petite-fille de la grande Dame. Bertrand Matot est venu en voisin passionné présenter son tout dernier ouvrage, Paris Bohèmes (Parigramme), Jean-Marc Dos Santos, chanteur de la rue Mouffetard a offert sa voix à l’amicale assemblée.

Le couloir jusqu’à la chambre est particulièrement étroit, comme la porte de certains lieux saints est basse… pour que le visiteur se souvienne de ce qui le dépasse. Ainsi que le bâtiment labyrinthique dans son ensemble, ce couloir est…une porte. On y chemine donc un par une, au compte-goutte, sans se précipiter. Seul l’enthousiasme respectueux est admis ici. Entrés dans la chambre 10 en conscience, on peut alors devenir drôle de trio exerçant sa joie à reproduire la scène photographique au-dessus du lit de la Dame mythique.

Photo : Bertrand Matot
Photo : Anne Vassivière

A l’entresol, une jeune femme réveille le piano qui feignait de dormir pour qu’elle le caresse, crocodile du Nil des comptines, clin d’œil à Albert Cossery, le Sphynx qui vécut là 56 ans. Pourquoi diable vivre à l’hôtel, me direz-vous ? Si les raisons en furent longtemps financières, on ne peut aujourd’hui réduire son attrait à des considérations matérielles. En nous accueillant, La Louisiane nous donne non seulement accès à nous-même, mais nous ouvre également la porte intime du temps. Le lieu est simple, il bannit l’accessoire qui d’ordinaire nous dévore, on s’y resserre sur l’essentiel. Le choix luxueux que nous faisons en y séjournant est celui d’une île secrète au milieu du grand bain des rues agitées alentour. On y séjourne conscient du mille-feuille du temps, et de soi-même. La Louisiane est à la fois un lieu nomade et solidement ancré, qui laisse la place à la plus belle expression du hasard. L’arc de cercle de la chambre 10 est tendu vers tous les possibles, l’accès à la salle de bain est également courbe, qu’une porte de bois massif aux couleurs chaudes épouse, magnifique. Cette voute céleste répond au balcon de la chambre 76 où Miles Davis jouait et composait. Pourtant La Louisiane n’est pas à la rue de Seine ce qu’un mausolée est aux allées du Père Lachaise. Ici, les fantômes sont vivants et les vivants savent être de bons fantômes, qui conversent pour une soirée, une nuit, un mois, une année ou une vie. C’est le désir, qui fait tenir les murs de La Louisiane.

Le capitaine du vaisseau est aujourd’hui Xavier Blanchot, 4ème génération à barrer le beau navire. Il est resté ouvert au plus fort de la crise sanitaire, a vu ses 80 chambres afficher complet à la sortie de la tourmente, preuve de l’attachement fort aux lieux. Il résiste encore et toujours à l’embourgeoisement qui ferait virer de bord l’esprit qui lui tient à cœur de perpétuer. La Louisiane n’est pas un décor. Dans un quartier dévoré par la spéculation immobilière, elle reste abordable et humaine, elle accueille notamment des femmes à la rue.

« La marge, c’est ce qui tient la page. » Jean-Luc Godard

* A venir, Hôtel des infidèles, exposition de photographies d’Etienne Daho par Nicolas Comment.

** Avec les fantômes vivants d’Eric Poindron, Antoine de Payrat, Anne Vassivière, Julien Cendres et Noémie Volz

Rage et courage

Je pense souvent à mes amies artistes qui refusent de sacrifier leur art pour vivre une vie matérielle plus facile. Celles qui suivent ce chemin exigeant et solitaire contre vents et marées, celles qui ne veulent pas en démordre. Le mot courage me vient alors à l’esprit, qui n’exclut pas la peur à dompter suffisamment pour ne pas renoncer. Je pense à mes amies artistes car elles doivent la plupart du temps avoir de la volonté pour davantage que leur propre personne, pour leurs enfants, notamment. Bien sûr, le courage n’a pas de genre, j’ai des amis artistes qui en font également preuve au quotidien.

Puisqu’il est question de cœur dans ses divers aspects, je tiens aujourd’hui à vous présenter une gracieuse trinité d’amies artistes, modèles de ténacité inspirée et inspirante.

(c) 2021 : Geneviève Baudoin

***Geneviève Baudoin est diplômée de l’Académie Charpentier et des Arts Décoratifs de la rue d’Ulm, mère de deux enfants et grand-mère de six, compagne enjouée et amie enthousiaste. La couleur est son royaume depuis près de 60 ans, qui jamais ne l’a trahie. Elle connait les flux et reflux de la vie d’artiste autant que ceux des eaux entre Belgique et Fontainebleau où, avec enfants et époux, elle a fini par amarrer sa péniche de marinier. Son embarcation baptisée Amour donnait lieu à d’improbables scènes de badauds criant « Amour ! » sur son passage. La vie de peintre est comme la batellerie, particulière.
« C’est le chemin qui m’intéresse, le faire. Pas besoin d’avoir étudié, on reçoit directement, j’en suis toujours émerveillée. Si une peinture résonne juste en moi, alors elle vibre pour autrui. Parce qu’elle est vivante. «
D’où tient-elle cette force de création ? Des fleurs. Et cela n’a rien de mièvre.
« Les fleurs sont mes maitres. », explique-t-elle.
Elles ont pour Geneviève la puissance du miracle, même fanées.
« Les fleurs concentrent les couleurs d’une façon incroyablement puissante, mais elles se méritent. Au moindre changement de lumière, elles refusent de se donner. Il faut être délicate avec elles. Surtout celles qui ont le col souple et qui se tournent vers la lumière. Particulièrement les anémones, que j’appelle mes petites danseuses ».

C’est à une disciple des fleurs que je dois cette référence à la rage : quand je parle courage à Geneviève, elle me répond rage. Ses toiles sont douces, mais n’ont rien de tiède.

***Clara Breuil a de multiples talents. Plasticienne, auteure, elle a d’abord été danseuse, puis comédienne-chanteuse. Inconstante ? Non, bien sûr que non, c’est tout le contraire. Clara est la constance incarnée. Elle est simplement mue par une persévérance et une détermination à explorer sa propre vie par le prisme sans fin de l’art. Si elle sort des cadres, ce n’est ni par refus, ni par bravade, c’est par pure vitalité. Perpétuelle exploratrice, Clara est incapable de faire taire son cœur qui bat si fort. Et, oui, c’est parfois compliqué, pourquoi nier que ce genre de sensibilité ne fait pas d’une vie, un long fleuve tranquille ?

Je me souviens lui avoir appris que Breuil signifie ruisseau, elle y a reconnu une évidente correspondance avec la vibration de sa personne. Clara Breuil, ruisseau clair qui vit et se bat, qui a les pieds sur terre pour mener sa barque. La clarté, forme de courage.

Clara n’a aucune lâcheté devant la fragilité, devant l’épreuve, devant sommets et abîmes du cœur amoureux ou artistique.
« La vie est escarpée
Mais c’est avec des escarpins
Que je l’arpenterai.
»
La légèreté de Clara n’est pas inconsistance, c’est la plus belle des politesses à la vie. La gaieté est une forme délicate du courage.

(c) 2021 : Clara Breuil

***Katia Baron peint comme elle respire, presque sans y penser, sauf que… sauf que cela a été une décision. Katia était vierge de peinture, elle a changé de vie, de ville, d’emploi. Elle n’a pas eu peur, portée par l’évidence. Sa détermination, sa sérénité par rapport à cette révolution l’étonnaient elle-même. Elle a dû affronter remarques acerbes et ricanements car, autour d’elle, la plupart des gens n’y voyaient que lubie irresponsable. Or c’était l’exact contraire : l’honnêteté envers soi-même est une véritable responsabilité. Un risque aussi.
Rien à voir avec les hormones, Dieu merci, épargnons-nous cette pénible réflexion. Katia a ressenti la nécessité d’une autre vie à réaliser, elle a eu le courage d’engager tout son être dans cet acte.

« Aujourd’hui encore, je ne regrette rien, je suis vivante, jouisseuse des moindres découvertes que mon travail me donne.
Peindre n’est pas un don, c’est un travail de tous les jours. Ce sont des tubes éventrés, des pinceaux salis, des tabliers usés, des feuilles gommées, des nuits, des jours et des nuits…
Ma thématique picturale était évidente, la femme dans sa nudité, sa sincérité, sa sensualité de femme. Je me veux provocatrice, je me veux sur le fil, en équilibre, je me déshabille, me fiche des puristes, des académiques. Je m’affranchis des codes. J’ai toujours eu la conviction qu’une ombre me suivait, mon ombre artistique.
Une ombre tout en couleur
»

(c) 2021 : Katia Baron

Ces trois grâces ont en commun une gravité légère qui les honore et nourrit les amitiés sincères.

Que leur force extra ordinaire s’exprime avec l’ardeur du feu ou la bienveillance de la tendresse, la plupart des femmes que je connais mettent leur vitalité à déplacer des montagnes. En art ou dans d’autres domaines. Le courage n’est pas forcément spectacle de grand jour.
Ce qui me réveille en pleine nuit pour écrire, ce n’est pas le courage, c’est la rage. C’est Geneviève Baudoin, qui a raison. Les sœurs en création sont constellation.

Cohésion Massive

De juin à septembre 2021, Antoine du Payrat, directeur artistique, professeur de communication visuelle et ami, m’a sollicitée pour l’accompagner dans l’aventure de sa boite photographique. Il s’agit d’un bel objet de bois également appelé « street box camera« , combinant chambre photographique et chambre noire de développement. Antoine a baptisé la sienne « Chambre jaune » après l’avoir peinte de soleil.

En quelques mois, cette petite merveille a vu du pays : Antoine a promené son atelier photographique nomade de la mairie du 5ème arrondissement de Paris pendant le festival Quartier du livre, à l’estaminet littéraire L’Eurydice, 79 rue du Cardinal Lemoine, en passant par Boulogne, Le Havre et la Bretagne. La délicatesse d’Antoine a, sur le chemin, accouché de nombreux « portraits d’âmes amies », selon son heureuse expression. Il n’a pas limité ses photographies aux proches, il a eu la générosité de faire des portraits sensibles d’inconnus attirés par la magie de la boite et par la joie qu’elle génère. En voyant Antoine accueillir les prétendants au portrait et œuvrer à leur création, m’est venue l’évidence que sa Chambre jaune est une arme de cohésion massive.

Lors du décrochage/vente des portraits qui furent exposés tout l’été à L’Eurydice, Antoine, aidé par l’amie Anne-Laure Buffet, a pu récolter une somme conséquente dont il a fait don à l’association Culture du cœur. Le fruit de sa création va donc maintenant contribuer à l’égalité d’accès à la culture.

J’ai écrit le petit texte qui suit pour saluer la magie de son travail…

Ce lundi-là était habillé de gris, comme moi. Il y avait longtemps que j’avais renoncé à m’opposer au triste peuple du ministère en arborant pavillon plus coloré. Sur les portes vitrées du métropolitain, je me regardais jour après jour devenir la petite souris laborieuse que je finissais par croire avoir toujours été. Personne ne m’attendait au travail ou à la maison, pas même un chat mal léché qui m’eut donné à frémir un peu. Je ne fréquentais pas âme qui vive davantage que moi, d’ailleurs, qu’y avait-il à vivre ? 

En vingt ans de vie parisienne, on pouvait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où j’avais osé bouder par inadvertance les couloirs des transports communs. J’avais une connaissance fonctionnelle de la ville qui convenait à ce que j’envisageais d’une vie urbaine dont toute flânerie était inutile.

Et puis ce lundi-là, plus de métro, la ville se réveille en grève.

Je chausse de vilaines baskets pour me rendre au travail. Dans un sac plastique, je cale mes escarpins entre mon parapluie et mon déjeuner. J’envisage l’itinéraire pour me rendre au plus vite jusqu’au ministère.

Je me perds au premier tournant, j’ai tourné trop tôt dans la grande rue bien droite. Je ne connais pas ce carrefour, les rues qui en partent sont trop étroites et tordues. En plus, elles sont pavées. Heureusement que je ne porte pas de talons aujourd’hui. Va falloir choisir au petit bonheur la chance. J’enquille la troisième à droite, je n’aime pas les chiffres pairs, ils sont trop ronds et peu francs. Je n’aime pas le petit bonheur la chance non plus. Je serre les poings d’un cran supplémentaire dans les poches de mon imperméable, j’y trouve le trombone que j’aime tordre en marchant. La semelle de mes chaussures amortit le bruit des pierres, tant mieux. Je n’aime pas les pas qui claquent, c’est le comble de la vulgarité et la plupart des femmes du ministère s’y laissent aller pour faire croire qu’elles travaillent dur.

Je croise un pigeon mal en point qui me regarde, idiot.

Au milieu de la petite rue courbe, un son. Pas mécanique, pas complètement musical mais honteusement doux. Qu’est-ce qu’un son aussi étrange vient faire là ? Je décide que ce n’est qu’un vulgaire bruit et accélère l’allure.

Le soir au coucher, la douceur du bruit se rappelle à moi. Peut-être demain repasserai-je par la petite rue courbe…

J’emprunte à nouveau la petite rue. J’entends le son étrange exactement au même endroit que la veille et il m’accompagne jusqu’à l’embranchement suivant. Le soir, je cherche en vain à définir de quoi il s’agit, et je m’endors en l’évoquant.

Il est encore là le lendemain : cette fois il vient à ma rencontre et son chuchotement m’accompagne sur deux rues. Ce n’est ni un chant ni une plainte, c’est vraiment fin et délicat. Doux. Presque marin. Avec sac et ressac. Roulis.

Pendant plusieurs jours d’affilée ce son m’emboite le pas, le détour que je fais pour le rencontrer chaque matin me fait arriver en retard au ministère et cela m’est égal. J’y passe également sur le chemin du retour. La grève est terminée mais je n’ai plus envie de rentrer dans les boyaux nauséabond de la ville. Le huitième jour, le son et moi formons des pas de deux sur les pavés qui roulent comme des galets en bord de mer. Chaque nuit je m’endors dans ses bras. Il me porte comme une marée. Je jette le vieux trombone martyre de ma poche, je le remplace par un coquillage qui attendait au fond d’un tiroir qu’une main le caresse.

Je vais à la rencontre de mon ami le son même le week-end, même quand je ne vais pas travailler. J’ai pris l’habitude de m’asseoir sur un banc de la petite rue courbe pour me baigner tranquillement dans ses bras.

Une vielle dame qui promène son chien m’aborde, en verve. Elle me conseille d’aller faire un tour à la mairie de l’arrondissement, un cabinet de curiosités y a été installé par un poète depuis une dizaine de jours. On peut même s’y faire photographier à l’ancienne et gratuitement, me dit-elle. Je n’aime ni les curiosités ni me faire tirer le portrait, alors je l’écoute poliment en me promettant de surtout éviter la mairie. Je fais diversion en lui parlant de la récente grève des transports, elle me rétorque qu’il n’y a eu aucune grève depuis un an…Troublée et ne parvenant pas à me défaire de l’ancêtre bavarde, je prétexte un rendez-vous pour m’éclipser et file droit dans la rue courbe. Dans ma hâte à fuir, je débouche face à la mairie. Le gentil son qui s’était tût avec la logorrhée de la dame reprend de plus belle. Il est plus distinct et plus doux que jamais, plus envoûtant que dans la petite rue courbe, il me prend par la main et me fait passer le seuil de la mairie. Je suis, docile et charmée. En haut du grand escalier d’honneur un fort des Halles me propose de découvrir son Cabinet de Curiosités tandis qu’un homme à crinière et barbe marines m’accueille d’un franc sourire. Ce dernier est occupé aux savants réglages d’une étrange boite jaune. Je l’entends qui explique à ses modèles d’un jour qu’il s’agit d’un appareil photographique portatif appelé « Chambre Afghane », et qu’il l’a rebaptisée « Chambre Jaune ». Un chapelet de portraits fraichement tirés sèche, accroché entre deux piliers.

Je reste dans un coin à discrètement observer le manège autour de la mystérieuse boite et son superbe capitaine de vaisseau. Le son ne m’a pas lâchée et m’enveloppe plus fort que dans la petite rue courbe où il m’a trouvée, plus fort que sur les pavés où nous avons valsé. Ici, en haut du grand escalier d’honneur, le son, je baigne dedans. Je suis presque à son noyau. Je suis si près que je pourrais me dissoudre de bonheur : le son émane de cette boite étrange, il y niche et c’est de là qu’il est venu me chercher. Pourquoi suis-je la seule à entendre ce bruit doux et marin ?

Tous se sont subitement envolés, peut-être pour le déjeuner. Restée seule, je m’approche de la Chambre Jaune et y colle mon oreille pour entendre pulser le cœur du son chéri. Sa source est là, lovée au sein du beau cube de bois. Je ferme les yeux d’aise.

Quelqu’un approche, je devrais partir mais je reste collée contre le jaune soleil de la boîte. Le son est si mélodieux, joue contre joue avec la chaleur du bois ! J’en ressens l’incomparable douceur et glisse un œil dans l’orifice pour explorer l’intérieur…J’y vois une myriade de personnes assises sur une plage, celles-là même dont le portrait est en train de sécher en haut du grand escalier d’honneur. Parmi elles, je reconnais le poète du Cabinet de Curiosité. Leurs joyeux bavardages se mêlent au vent marin pour former le son divin qui m’a sortie de ma torpeur. Quelqu’un approche, je ne veux plus faire machine arrière, je ne veux plus d’un monde gris : je me laisse glisser dans la Chambre Jaune pour rejoindre la joyeuse troupe du capitaine – photographe et son ami, le curieux poète…