Donner l’élan

Il est des œuvres d’art qui vous coupent les ailes par trop de perfection, on reste admiratifs et écrasés. Éblouis mais renvoyés à nos limites, nous retournons bien vite dans le petit trou de nos propres impasses, déçus de l’espoir que nous avions d’être emportés par-delà nous-même vers un ailleurs possible. Une porte s’entrouvre, certes, mais on ne peut pas s’y glisser, on contemple depuis le seuil un bonheur étranger. Le processus n’est pas forcément intentionnel, où se situe la frontière entre l’œuvre qui nous laisse vilains petits canards et celle qui nous défroisse les ailes ? Le constat est cependant évident que pendant et après la rencontre avec certaines œuvres, tout semble inatteignable, alors que d’autres nous permettent d’avancer à pas de géants dans notre propre création. Artistes ou pas, pareillement attachés à la « simple » entreprise de vivre, nous avons tous ressenti cela.

Lors d’un séjour à Grenade, je logeais avec mes enfants dans le quartier gitan de Sacromonte, face à l’Alhambra. Il s’agit d’un quartier populaire en partie troglodyte, dédale de ruelles d’escaliers abrupts et royaume du flamenco. Petites maisons encastrées dont le toit est la roche de la colline, quasi-cabanes, terrasses cachées par la végétation, patios de faïences, agaves, figuiers de barbarie et herbes folles, chats, calme. Les touristes s’agglutinent à la cathédrale ou à l’Alhambra, ils grimpent peu cette colline-là, laissant les cuevas au secret des grilles et des guitares. J’avais loué une grotte, pièce unique arrachée à la roche, dont les couchages taillés à même la pierre offraient fraicheur et rassurantes retrouvailles avec le minéral primitif. Nous y dormions reconnaissants comme des fétus de la terre.

N’ayant pas anticipé que les spectacles de flamenco étaient à ce point prisés, je les découvrais à mon grand dam tous complets et lorsqu’une femme me proposait de noter mon nom sur une liste d’attente, je m’empressais d’accepter mais nourrissais peu d’espoir. Une heure avant le spectacle du soir, le nombre de places idoine se libérait miraculeusement et nous nous installions sur l’unique rangée de chaises alignées de part et d’autre d’une sorte de couloir d’entrée long et étroit ponctuellement aménagé pour recevoir les touristes. La suite relève de la révélation : la famille gitane entière était là, du plus jeune aux arrière-grands-parents, jouant de la guitare, donnant des palmas, dansant, peu importait la beauté normée des corps ou leur performances, petits, gras ou fins, tout les corps étaient merveilleux, l’énergie des plus anciens n’était pas moins puissante que celle des plus frais, juste investie différemment, on ne pouvait échapper à cette fulgurance, nous étions assis si près des danseuses qu’on avait le nez dans les vagues de leur jupe…ma fille avait 5 ans et demeura bouche physiquement bée pendant tout le spectacle, mâchoire littéralement décrochée. Elle avait reçu son ostie gitane. Aujourd’hui âgée de 24 ans, elle est danseuse professionnelle.

Rentrées à Paris, la petite et moi cherchions où pratiquer cette danse qui nous avait conquises. On la déclarait trop jeune pour s’y initier et elle se tournait vers d’autres danses au conservatoire, je trouvais un cours dans le Marais et y assistais à une première et ultime leçon : j’étais trop souriante et pas assez grande ou fière pour espérer apprendre le flamenco, passablement humiliée par la morgue des danseuses qui me toisaient, j’allais voir plus loin si j’y étais.

Je ne fréquente pas l’art pour souffrir de l’inatteignable mais pour pénétrer l’espace privilégié du commun de la condition humaine dans sa grâce et ses travers. L’art est pour moi un élan partagé qui pousse au dépassement. Cela n’empêche nullement l’excellence, cependant la virtuosité sans âme me semble vaine.

J’ai ressenti cette invitation au commun il y a quelques jours en assistant à In girum imus nocte et consumimur igni du chorégraphe italien Roberto Castello au théâtre des Abbesses. Il s’agit d’une pièce dansée exigeante, parfois éprouvante, qui, si on lâche prise et lui fait confiance, communique un véritable élan. Je me suis aperçue que mon travail d’écriture du moment progressait pendant le spectacle alors que les propos n’avaient rien de cousin. C’est également l’expérience que j’ai faite lors de mon exposition de peintures à L’art à La Perrière en mai 2023. Cette formule artistique chaleureuse et originale se déroule dans un paysage enchanteur à deux heures de Paris, elle est le fruit du travail titanesque de Pierre Fontaine et Julien Cendres qui invitent les habitants du village de La Perrière à prêter un espace aux artistes exposant. Ce village promontoire du Perche devient ainsi pendant les trois jours de la Pentecôte, salon d’art chez l’habitant. Maisons, granges, jardins, ateliers, se transforment en jardins d’art ornais. Artistes locaux ou d’autres régions de France, plasticiens étrangers ayant un lien affectif ou familial avec Le Perche sont conviés à présenter photographie, gravure, sculpture, peinture, film et musique. Mise en valeur du patrimoine du village et aventure collective, L’art à la Perrière ouvre les espaces et les esprits, accueille, partage, associe la jeunesse : enfants, lycéens et étudiants étaient conviés cette année. Comme une extraordinaire fête de village. C’est ainsi que j’ai eu la chance de pouvoir installer mes œuvres en bonne compagnie dans le dernier moulin du coin. Mon hôte était Francis Pottier, représentant de la 5ème génération sur ce site datant de 1886 et restaurateur passionné du moulin de son enfance seul avec sa femme. La photographe dompteuse de reflets Irène Doria et le peintre globetrotter Jean-Claude Bourdais étaient mes compagnons au Moulin du Chêne, leur présence artistique et humaine a agi en émulatrice. J’ai trouvé ce même élan lors des soirées Voyage et Cabaret du Néant organisés par le poète Eric Poindron sur une péniche au pied de Notre-Dame en conclusion au Festival du livre de la mairie du 5ème arrondissement. En fidèle donneur d’élan, ce poète est une esperluette humaine. C’est également ce que le Marché de la poésie m’a offert de rencontres en ce mois de juin. Et dont je suis repartie, escarcelle pleine de mots et de sourires qui, j’en suis confiante, me raviront autant qu’ils agrandiront l’espace de ma propre création.

4 commentaires

  1. LE BESCO caty dit :

    Ton article est d’une beauté sublime !!! J’adore !!! merveilleusement écrit et tellement lumineux ! Il nous donne à réfléchir sur notre humble condition d’artiste face au néant mais aussi prêt à prendre feu au contact des autres ayant le feu sacré… Je t’embrasse fort ( Il mérite vraiment une publication dans une revue …)

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    1. Anne Vassiviere dit :

      Merci très chère Catherine! Venant de
      toi qui est si ( justement!) exigeante, cela m’encourage.

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  2. Fati Massa dit :

    Magnifique !
    Ton article me donne envie de robes virevoltantes ,flamencos endiablées et
    envie de vivre l’art avec la même passion envoûtante.
    Bravo Anne de me faire voyager.

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    1. Anne Vassiviere dit :

      Heureuse de partir en voyage avec toi, Fati!

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