Nous sommes le temple

Enfant, ado, puis adulte, j’ai aimé des Bruno et des Philippe. Ces prénoms disent mon âge, et qu’aucun amour ne capitule à la mort. Qu’il s’agit d’un instinct premier. Primaire. Notre seule victoire sur la Camarde et le temps. Et qui fait de nous un temple de chair.

J’ai aimé des Bruno et des Philippe et je les aime encore. Même si je ne suis plus la même, l’amour demeure intact, hors d’atteinte. Il est la porte qui ne se referme qu’en apparence. Qui n’oublie rien, pas même le Bruno mort. L’annonce de son décès a été un choc, celui de la disparition de la partie visible de l’iceberg. Il emportait avec lui ce que nous avions vécu, en étant presque l’unique témoin. Mais y en-t-il jamais que soi-même ? Que savent les autres des histoires qu’ils voient se vivre sous leurs yeux ? Si peu.

Photo de Bruno (1992)
Photo de Bruno (1992)

Mes amours m’ont écrit de beaux textes, dit des paroles puissantes, fait de magnifiques cadeaux. J’ai écrit de beaux textes, dit des paroles puissantes et fait de magnifiques cadeaux. Tous vrais, tous sincères et premiers, mais pas forcément à la bonne personne : on ne s’acquitte pas toujours d’une dette d’amour à celui auprès de qui on l’a contractée. Or Bruno et moi étions les bonnes personnes l’un pour l’autre.

J’ai sur le moment ressenti une amputation fulgurante, celle de la moitié de ce que nous avions vécu ensemble. Ce vertige a duré une semaine, violent. Le passé en pleine face, puit sans fond qu’on découvre sous un amas bigarré de feuilles qu’on croyait mortes. Pourtant, par-delà la tristesse, le corps m’a rappelé la chaleur de ce qui restait de lui en moi. C’était tiède et vivant. Intact :
Bruno m’avait entrainée dans sa petite auto à la faveur d’une promesse de beau temps. Oui, le temps était heureux et beau puisque nous étions jeunes. Il me conduirait au lieu secret de lui seul connu. Il avait préparé nourriture à picorer, et mon panier d’osier se chargeait du boire. L’on balançait les victuailles sur le siège arrière de la petite auto et on partait. C’était un vieux modèle dont il chérissait l’exotisme temporel. Assis au volant de la 4L blanche, il revêtait un délicieux air désuet dont il ne boudait pas le plaisir, au contraire, il le faisait ostentatoire.

« Le couple parfait. Lui : calme et doux. Elle : belle, forte et volontaire. » me disait-il. Dans sa bouche, la femme avait toujours droit à un adjectif supplémentaire.

La jauge d’essence nous annonçait tout juste un aller-retour, mais cela nous semblait royal. Car ça l’était, royal !
J’étais fraiche étudiante, il était jeune et mélancolique capteur d’images, et à chaque fois qu’il en prenait l’heureuse initiative, on quittait l’étouffante rumeur de la ville pour le charme discret des départementales du canton. Je ne voulus jamais savoir par quel chemin nous y allions. C’était la surprise annoncée, qui comptait pour la moitié du plaisir. C’était le jeu de l’aventure. Il s’agissait de don de soi et de don à soi. Ce qu’on appelle communément amour.

« On va à La Beauté ! », m’annonçait-il. Et cela résonnait comme incroyable promesse, même après y être déjà allé trois ou quatre fois. Car La Beauté n’était pas seulement un lieu, elle avait l’incomparable goût des promesses immanquablement honorées, le goût rare de la confiance. C’est ce luxe qui m’installait heureuse sur le siège passager avant, allongée tête docile sur ses cuisses tandis qu’il conduisait. Il conservait ainsi le secret de l’itinéraire qui menait à sa Beauté, et dont jamais je n’osais déflorer la localisation exacte. Consulter une carte du coin pour repérer ce lieu-dit aurait été blasphème à la grande délicatesse dont son âme d’enfant me faisait cadeau. Nous accomplissions ce rituel dans les rires d’un jeu complice et sous le soleil exactement. Juste en dessous. Bien sûr, nous chantions cette chanson.

Moi, ce que je voyais de ma position enfantine, tête posée contre ses longues cuisses de bel échalas, c’était lui et encore lui. Tout le long du gai trajet, c’était sa belle tête heureuse entre deux grandes vagues à l’âme, son tendre sourire en coin et le ciel qui défilait. Sa malice se découpait à merveille sur ce fond bleu, les nuages d’été réhaussaient le tout de leur bonté blanche et joufflue. Les arbres se penchaient pour un salut rapide et amusé puisque tout nous était complice, jusqu’aux feux de circulation qui, nous voyant arriver, viraient au rouge pour prolonger le tendre périple.

L’étang nous attendait, miroitant de l’autre côté de la petite maison de la petite grand-mère depuis loin décédée. Il fallait pour l’atteindre traverser la petite route, peu fréquentée, certes, mais qui m’inquiétait toujours un peu. Petite maison et étang séparés par un potentiel danger. Je restais vigilante, gémeaux ascendante chien de berger. Outre cette crainte larvée, tout était doux et petit, là-bas. Petit n’y était pas étriqué, petit y était maison de poupée, échelle d’enfance heureuse. L’espace de la maison étant menu, son grand corps à lui y était à l’étroitesse feutrée du nid grand maternel, et cela le rassurait. La maison était maisonnette, nous y étions enfants, et la vase du fond d’étang caressait nos pieds nus de la plus bienveillante des tendresses. Cela le ramenait à des temps parfaitement sereins, et il en était toujours souriant, apaisé le temps du voyage et de la visite. Car cet être de trop d’idéal ne savait échapper à l’acidité de la mélancholie, se laissant régulièrement tourmenter par doutes et déceptions variées autant que vivaces. Cela lancinait en lui depuis…depuis temps immémoriaux. Ces ombres le retranchaient souvent quelques jours dans son antre, tandis que cloitrée d’angoisse sourde, et vaquant cahin caha à ma propre vie sans lui, j’égrenais des messages d’espoir sur son répondeur. Il fallait éviter les questions, je le savais. Son escarcelle en regorgeait, je devais me tenir hors de cette saturation pour ne pas m’y voir associée. Je l’assurais donc de ma présence aimante, là, quelque part, accessible à son souhait. Quand il me faisait enfin signe que sa route était dégagée, je reprenais mon chemin vers lui, débarquais sonner à sa porte, une plante épanouie à la main. Son appartement se remplissait ainsi de la vie qui cycliquement lui faisait cruel défaut. Il m’en était toujours reconnaissant, flattant le rôle de flamboyance qu’il me plaisait d’endosser dans notre couple. Il avait parfois tellement pleuré que ses yeux noisette devenaient trous noirs de geais. Ce bel échalas, cette grande chose, ce lunaire était fragile de toute sa longueur, de toute sa langueur. Il semblait roseau, il pliait mais ne casserait point…jusqu’à aujourd‘hui.

La mort imprime le temps en nous pour nous punir de la liberté suprême de ne jamais oublier nos aimés. Mais elle se trompe éhontément. Car chaque « A tout à l’heure » reste un éternel « maintenant ».

ECRIRE EROS (il dit tant de nous)

En préparant la sortie de mon prochain ouvrage à La Musardine, j’ai retrouvé la présentation* que mon éditrice avait faite de mon roman Parties Communes, et je me suis demandé pourquoi j’aimais tant écrire le corps amoureux.

Écrire Éros, c’est rencontrer l’autre et se rencontrer soi-même. Il ne s’agit pas d’une posture de développement personnel à la petite semaine mais d’une mise en vertige de soi et d’autrui. Une façon de grandir avec l’autre. Cela n’a rien de mièvre ni de tiède. Ça fuse, ça flambe, ça rit, ça crie. Écrire la relation charnelle me relie à mes semblables à travers les âges, les continents et les genres. Le corps vibre dans la chair du mot et, même écrit, même désincarné, demeure le lieu de toutes les rencontres. Ce qui s’exprime dans les relations amoureuses ou simplement charnelles nous dépasse pour le meilleur et pour le pire. Tant d’espoirs s’y cristallisent, heureux ou meurtris. Tant de grands bonheurs et de grands malentendus. Tant d’honnêteté qu’on le veuille ou non, tant d’abandon. La sexualité est zone de pouvoir potentiel et donc, de responsabilité.

La relation charnelle, lieu à vif par définition, nécessite de mettre le feu aux mots quand on en parle. Le corps sexué est certes notre dénominateur commun, cependant il requiert une palette infinie pour naitre sur une page. Un éventail aussi riche que l’expérience humaine, aussi varié que la diversité des corps et des désirs. Des plaisirs aussi. Beau défi pour qui aime écrire.

Pour moi, écrire Éros, c’est participer à la circulation du désir et du plaisir. Ne sont-ils pas comme le sang, une énergie vitale, qu’on les assouvisse concrètement ou pas ? Je refuse de réduire la relation charnelle à une récompense du héros ou à l’espoir d’une princesse. Et je ne m’attache pas à juger les personnes sexuellement libres. Écrire Éros, c’est se concentrer sur la pulsation vitale des êtres et des mots. Mettre le nez dans les cheveux des personnages, regarder leurs yeux se perdre en tendresse ou en furie amoureuse, écouter leur ventre tour à tour crier et ronronner, sentir leur souffle s’amplifier ou se resserrer, compter les battements de leurs artères, devenir complice de l’organique. Personne ne pulse comme sa voisine, comme son voisin. C’est pourquoi parler du corps demande une certaine souplesse du verbe, il faut être prête à aller dénicher et déformer les mots. Car l’émoi est à la fois brouillon et impératif, alors, impossible de s’arcbouter sur la correction grammaticale ou lexicale. Dans mon roman choral Parties Communes, les noms deviennent verbes et vice versa, certains adverbes ont des velléités impropres à la grammaire, cela permet de rester au plus près du grand chamboulement du corps. Le désir est toujours au présent impératif, il se gausse de toute correction, le désir est mal élevé. Si la bouche se déforme dans l’extase, le mot doit se difformer aussi. Un corps honnête ne s’exprimera jamais en suivant des règles grammaticales car les choses complexes dépassent la bienséance ET la grammaire.

Pour toucher quelqu’un avec une histoire charnelle, il faut s’adresser aux neurones de son ventre sans fausse pudeur. Et surtout en tordant le cou aux hontes qu’on nous a inculquées si fort depuis nos enfances de petites filles et de petits garçons. Et sans jugement. Cet aspect de nos vies, l’aspect charnel, nous permet de considérer notre relation à nous-même et à autrui, c’est en cela qu’il est précieux. Une façon de mettre les cartes sur la table. De voir ce qui se passe et ce qui se joue afin de reprendre chacun et chacune notre liberté. Car aucun genre n’est exempt de conditionnements, et le plus conditionné des deux n’est peut-être pas celui qu’on croit. Dans un monde qui nous gave de consommation et de mental, qui en fait une prison bloquant les corps et les cœurs, je milite en écrivant la chair : pour la naïveté du cœur et pour l’instinct du corps. Et vice versa. Pour le profondément humain. Car si je m’accepte dans mes désirs et plaisirs, si je m’accepte telle que je suis, alors je suis hors d’atteinte des jugements nés du pouvoir. Et je suis dans la bienveillance pour moi-même et pour autrui.

Depuis Parties Communes, j’ai participé à trois ouvrages collectifs de nouvelles pour La Musardine et c’est toujours un grand plaisir de prendre place parmi mes consœurs autrices, de découvrir leur univers. Le dernier en date s’intitule INDECENTES, et Octavie Delvaux en est l’éditrice. Treize autrices, treize histoires qui racontent le corps, explorent le désir, regardent le plaisir dans les yeux, célèbrent la vie. Chacune son parcours, chacune son registre, mais une même exigence littéraire qui fait la qualité de l’ouvrage. Treize femmes ont pris le chemin du corps pour trouver l’équilibre parfait entre l’instinct et l’intellect féminin. Les temps ont changé, les autrices accompagnent la révolution qui s’opère dans notre société, elles écrivent librement désir et plaisir. C’est en cela qu’elles se disent « indécentes » : elles ne respectent pas les convenances puisque ces dernières se résument encore trop souvent à des clichés phallocentrés.

Comme l’explique Octavie Delvaux dans l’avant-propos de l’ouvrage, « La littérature est par essence un domaine de grande liberté et les femmes n’ont pas attendu Me too pour s’en saisir. »

Et de conclure : « La littérature doit-elle refléter les évolutions de la société ou au contraire s’y soustraire pour conserver sa poésie ? À titre personnel, j’ai toujours pensé que c’était la totale liberté de ton, la possibilité d’aller toucher aux tabous les plus profonds pour en faire éclore la beauté crue, qui constituent l’attrait de la littérature érotique. »
Le corps est une clef puissante, troublons-le et, comme le marc de café, il nous parlera en vérité. Voilà pourquoi, parmi d’autres sujets, j’aime écrire Éros. Il dit tant de nous.

Et voilà pourquoi j’ai aimé faire partie de cette aventure d’ouvrage collectif. Il a la richesse d’une joyeuse polyphonie et je vous mets au défi de ne pas y trouver plusieurs histoires qui vous ravissent. Lire Indécentes ce n’est pas juste se nourrir, c’est passer du côté des gourmets. Vous ne le regretterez pas !

*« Attention, Anne Vassivière possède une puissance du verbe érotique rare ! Libre et désinhibée, elle nous conte les aventures sexuelles de ses personnages avec des mots forts, obscènes, poétiques, qui mettent le feu aux joues dès les premières pages. Les ébats y sont charnels, emportés, indécents, mais toujours vrais. Ouvrir ce livre, c’est mettre le doigt dans le pot de confiture et s’en régaler jusqu’à la dernière goutte, avec un petit arrière-goût de culpabilité d’avoir poussé le vice aussi loin. De surcroit, par son procédé narratif qui donne voix aux deux partenaires d’une même aventure, l’auteure touche aussi du doigt l’incompréhension, l’incapacité du dialogue qui prévaut parfois dans le couple. Et surtout elle introduit une ironie jouissive qui ne vous épargnera pas quelques grands éclats de rire. »
Présentation de Parties Communes, éditions La Musardine.

R16 et descendance

C’est en écoutant l’ami Eric Poindron lire un de ses textes aux Lundis du Livre qu’il coanime avec Matthias Vincenot à la mairie du 5ème, que la porte s’est ouverte. La clef en fût brève et efficace, trois syllabes et le tour était joué : la R16.

La voiture de l’enfance, la voiture du père. De tout ce qui n’est plus. Des bons et des mauvais moments. L’enfance est rarement un bébé fleuve tranquille. C’est souvent le pays de la honte et des blessures.

La R16 n’était pas un véhicule bourgeois, loin de là. Mais au moins la nôtre était-elle vert métallisé… dans les petites villes de province, la voiture étiquète les gens aux yeux des autres. Cette couleur étant une option moderne à la version de base, notre R16 n’était donc qu’une semi-honte sociale dans le chapelet putride de celles qu’on accepte d’endosser quand on est enfant. Pourtant elle avait une particularité inaccessible à mes camarades mieux nés : le panache d’appartenir à un aviateur. Les véhicules plus onéreux pouvaient toujours s’aligner, leurs propriétaires n’avaient accès qu’au bitume, notre famille avait le ciel.

J’ai gardé de cette ascendance un amour démesuré pour tout ce qui porte ailes. Oiseaux, poètes, enfants et aviatrices, je l’ai déjà exprimé ici. Nuages aussi. J’aime les réviser et rester incollable à les reconnaître, cela faisait partie des rudiments pour voler. Sans oublier l’alphabet aéronautique international. Et la météo…Je vous défie de trouver quiconque écoute le bulletin radio quotidien plus religieusement que moi. La maisonnée doit cesser toute perturbation sonore, c’est le rituel qui me rattache à mon défunt père. Cela tour à tour agace, amuse et émeut mon entourage. Relie mes enfants à un grand-père qu’ils ont peu ou pas connu.

J’ai également gardé de ces années un amour pour les voitures. Oui, la mécanique. Ayant passé enfance et adolescence si près des avions, je suis familière de leurs entrailles grandes ouvertes et j’aime l’odeur âcre du cambouis. Les tâches de graisse au sol, l’huile noircie d’avoir servi. Les traces olfactives, les preuves tangibles que la mécanique fonctionne, qu’on bichonne le moteur. N’est-ce pas lui qui nous permet d’aller à l’aventure sur terre comme aux cieux ? Et qui sait nous trahir définitivement si on le néglige ? Aujourd’hui encore, l’odeur des hangars d’avions me transporte si fort que j’en éclate en sanglot. Ce n’est pas de la tristesse, c’est la violence d’être propulsée si loin si profond en une demi-seconde.

Dans la R16 paternelle, nous n’avions rien pour écouter de la musique. Quelques années plus tard, en planeur, mon père et moi emportions Oxygène puis Equinoxe pour mieux tutoyer les nuages. Des chants Grégoriens et beaucoup d’orgue…que des décennies plus tard je ne trouverai pas à faire jouer dans l’église de ses funérailles. Honte conséquente à ajouter à mon chapelet personnel.

Mon père était presque toujours absent, ou présent en décalé par rapport à la famille : c’est le lot de ceux qui travaillent pour le loisir des autres. Quand il était là, la maison baignait de musique, un ami aviateur lui avait rapporté du Japon une des toutes premières chaînes haute-fidélité. Je connais encore par cœur les morceaux préférés du père tombé en morceaux quand le moteur de son avion a lâché en 2001 : Il n’y a plus rien de Léo Ferré, Abraxas de Carlos Santana, le concerto d’Aranjuez, the Days of Pearly Spencer de David Mc Williams, Atom Heart Mother et The Dark Side of the Moon de Pink Floyd. Tout Brel jusqu’aux Marquises, amitiés aviatrices obligent.
J’ai depuis eu entre les mains de belles mécaniques automobiles :

Une Delta 88 Royale deux portes, bordeaux. Une Oldsmobile dans les rues de Paris et celles, serrées, de ma petite ville auvergnate, un régal en soi ; j’aimais la gageure de trouver une place pour la garer, j’y parvenais toujours. Et celui de la faire passer dans des petites rues sans rayer ses cinq mètres cinquante de long, ses deux mètres de large. La fierté de l’apporter à réparer chez le mari mécanicien de ma nounou adorée. Presque deux tonnes qui mettent à mal la plate-forme élévatrice de son petit garage de campagne pour régler un problème de frein. Impossible de la mettre en hauteur vu son poids, mais il n’aurait pour rien au monde renoncé à s’occuper d’une reine pareille. Sa ligne parfaite, la musique de son V8 me valaient d’être systématiquement arrêtée par la maréchaussée à chaque trajet jusqu’en Auvergne. Certes, policiers et gendarmes me rappelaient l’obligation de la passer aux mines, mais ce qui les intéressait ce n’était pas d’embêter une femme seule avec jeune enfant à bord de ce beau monstre venu par bateau des Etats-Unis : c’était de me faire décliner sa fiche technique. Ce dont je m’acquittais avec joie. Je ne roulais pas vite, c’était une voiture taillée pour les longues routes droites des grandes plaines. Mon fils était tout rikiki sur l’immense banquette arrière, j’étais moi-même calée tout au fond du siège conducteur, je conduisais sur du velours. Nous écoutions le V8 ronronner, nous étions les rois du monde. J’ai aimé la Royale, et elle m’a aimée.

Une Porsche dorée qui file de Chicago jusqu’aux chutes du Niagara. La portion d’autoroute où je fais la course avec une autre Porsche. Où l’autre conducteur et moi-même restons flanc à flanc en cas d’apparition de la police. Sur la grand route ou en ville, la sensation forte d’être à quelques centimètres du sol à vive allure. L’accélérateur et les freins qui répondent à la seconde. Une histoire plus animale qu’avec la Royale. Une belle histoire aussi.

Un petit coupé Mercedes rouge décapotable, vraiment du bon temps ensemble. Pas de stress, pas d’adrénaline. Un joli petit flirt.

Une Viper, légendaire joyau noir, énorme et fluide à la fois. Une double bosse sur le toit, des pots d’échappement latéraux, un châssis encore plus bas que celui de la Porsche. Décapotable aussi. Un habitacle dans lequel je m’installe comme dans un cockpit. Son V 10 de 640 chevaux qui passe de 0 à 100 km/h en 3,3 secondes, et de 0 à 200 km/h en 12,1 secondes. Un coupé bestial. Une histoire d’amour entre bêtes.

Le V 12 d’une grosse Mercedes en fuite jusqu’à une gare de banlieue de mégapole américaine, histoire avortée.

Une Cadillac sur la Route 66. Huit états et trois fuseaux horaires. La Cadillac croise « des poids lourds tout droits sortis du premier Spielberg. Moins roots mais tout aussi potentiellement prédateurs, masses de puissance chromée, mastodontes aux rétroviseurs éléphantesques, aux museaux préhistoriques lustrés. Non, ils sont vraiment trop imposants pour qu’on les compare à du vivant. Mécanique pure et dure. Compacte, fascinante. Implacable. Qui fichent vraiment la trouille avec leur dix-huit roues. Tuyaux latéraux qui fument noir, phares et avertisseurs sonores monumentaux, cylindres partout, grandes orgues de la route. Machines à impressionner pour mieux avaler la route. Flotte infernale. A l’arrière des sièges on devine les énormes cabines, antres des serial dévoreurs de bitume. Celui qui m’attire et me terrifie le plus efficacement c’est celui-là, le noir rutilant. » (Extrait de La traversée d’Alice)

Le bonheur qui se déroule en famille sur presque 4000 kilomètres. La Mother Road avec la mère au volant.

J’aime conduire, et quelle que soit la voiture, le fantôme de mon père est assis à côté de moi : c’est lui qui met la musique à fond.

Allo Papa Tango Charlie…
Papa Alpha Papa Alpha Juliet Echo Tango Alpha India Mike Echo Echo Echo

Le temps croit en moi

Cela fait longtemps que je sens une nouvelle saison travailler en moi en profondeur. Jusqu’à peu elle ne se dévoilait qu’aux plus attentifs, mais la surface se met maintenant définitivement au diapason de l’abîme intérieur.

Quelle partie de mon corps m’a trahie en premier ? Peut-être l’ovale du visage. Ou plus sournoisement, le dessous des bras lorsqu’on les libère avec soulagement aux premières douceurs du Printemps et que l’on découvre avec sidération qu’il flasque et ballote au mouvement. On n’avait pas été prévenus ? On pensait vraiment que cela ne nous arriverait pas ? Euh…oui, peut-être un peu. Disons qu’on savait pour les rides et les cheveux, ceux-là ne nous prendraient pas en traitres puisqu’on les voyait s’abimer sur autrui. Autrui vieux. Autant dire presque une autre race. C’est cela, les personnes âgées appartenaient à une autre race et nous-même devenons maintenant cette autre race. Celle que la jeunesse plaint, moque ou ignore.
L’ovale du visage a-t-il flanché avant ou après le dessous des bras ? Je ne sais plus. Ce dont je suis certaine c’est que jadis parfait, il est tombé en une seule nuit, une nuit plus sournoise que les autres, celle de la première défaite que l’on ne peut masquer. Puis la peau s’est mise à plisser sans raison autre que de se revendiquer fatiguée d’avoir fait bonne figure depuis si longtemps. Même au creux du coude.
Cernes, paupières tombantes, j’ai dû modifier le trajet du trait parfait qui, avant-hier, chapeautait en amande mon regard. Il était net, précis, élancé, je ne sais plus le tracer d’un geste ou sans lunettes, je dois m’y reprendre maintenant plusieurs fois. Parfois je dois même renoncer à cette évidence qui me faisait des yeux de velours. Parfois je n’y arrive plus. Parfois j’abandonne. Le présent me fuit et pourtant se stratifie en moi comme du béton. C’est la grande fuite de l’intérieur. Les abandons ne partent plus, ils restent sur place et me regardent avec leur petit air buté. Ils me lestent.
La peau ne se contente pas de plisser, elle s’affine aussi. Trop. Elle se fragilise. Vais-je devenir transparente ? Sans doute puisque je suis parfois déjà masse inexistante ou encombrante pour certains jeunes. Je suis donc déjà descendue du manège ?
Est-ce que j’avais autant de peau, avant ? Toute cette peau qui fuit mes os. Je n’avais pas tant de peau, avant ! Et elle n’était pas sèche !
Le cou se couple de plis, le visage jadis étranger aux ombres autres que celles du maquillage, maintenant les cultive en hordes dévorantes. La bouche- oh combien parfaite, oh combien fruit ! -, le contour des lèvres se strie, le rouge à lèvres glisse dans ses fins canaux. La perfection me fuit, ne reste que l’approximatif de la bonne volonté.
Les cheveux s’affinent, les tempes se dépeuplent, j’ai cru les amadouer en surenchérissant, en leur faisant croire que je n’avais pas peur : j’ai accueilli les cheveux blancs sans lutter, j’ai décidé d’être la jolie tignasse blanche mais ce n’est pas tenable, cette promesse ne peut être tenue.
Le bassin bascule vers l’avant sa belle fierté d’autrefois. La chair du dos faiblit, des plis passent, de loin en loin, me prévenir qu’ils ne tarderont pas à venir s’installer durablement.
Parfois j’ai mal aux racines du dos. Je me noue, mon corps me noue et les autres semblent tous chauds et lisses, jolies brioches sorties du four.
Je me découvre habitée de sables mouvants. Un matin je me suis réveillée et ma jeunesse était devenue nuage.
Et les lunettes. Et l’échec des verres progressifs. Etouffer derrière les carreaux obligatoires. La vision qui se trouble, ne pas supporter cette restriction-là, devoir apprendre la dépendance. Et une fois même, devoir demander à un passant de lire quelque chose pour soi dans la rue car on a oublié de prendre ses lunettes. Et, la deuxième fois que cela se produit, filer dans la première pharmacie venue acheter des loupes pour pouvoir lire sans aide.

Je ne suis pas vraiment fâchée de ma mélancolie psychique, ni de celle de mon corps. Je leur dois de belles vagues et de puissants ressacs de vie. Nombre de mes amis et des vôtres sans doute auraient préféré vieillir que de disparaitre en pleine jeunesse.
Je me souviens d’un vieil anglais que j’avais laissé passer devant moi dans un train Londonien, et qui avait eu cette phrase à mon égard : « Age before Beauty ». La vieillesse avant la beauté, la vieillesse prime sur la beauté. Ma beauté n’était que celle de la jeunesse. Et d’une lumière qu’il nous revient d’allumer comme on peut, pour faire honneur à la vie. Qu’on ait 20 ou 60 ans. Je me souviens de Raymond, paysan à la peau tannée par 80 années de vie campagnarde rugueuse. Ses yeux étaient d’une lumière telle que soutenir son regard était une aventure en soi. Je me souviens de Jeanne, 100 ans, le regard d’une malice éclatante sous les fins cheveux de neige qu’on essayait de faire tenir en semblant de chignon. Deux des plus beaux regards que j’ai croisés. Quelles portes la vieillesse leur avait-elle ouvert ? Je regarde mes mains, les veines y saillent de plus en plus sûrement et j’y superpose mentalement celles de Mémé Jeanne. J’en suis encore loin mais le chemin est pris. Mes veines commencent à sortir de mes mains, à se faire bleues et dodues. Elles se prennent pour une carte en relief.

Regarder Jeanne et Raymond m’a permis de comprendre que vieillir n’est pas une malédiction. Qu’on peut considérer la vie comme la longue et complexe phrase du corps. Qu’une vraie conversation avec le temps ouvre sur l’éternel. Fréquenter les anciens est une chance inestimable. Mes mains me rappellent que je vais essayer d’être à la hauteur de toutes les saisons de cette arrière-grand-mère morte à 104 ans : ne pas devenir une vieille acariâtre mais une ancienne.

© 2022 Anne Vassivière


La lumière des vertus

La petite chaine des anciens élèves et parents est arrivée jusqu’à moi avec, dans son escarcelle du temps qui tient ses funestes promesses, la nouvelle du décès de Monsieur le Directeur. La tristesse est descendue immédiatement sur les poumons et j’ai ensuite entendu la voix de mes enfants se serrer au téléphone. L’évocation de Monsieur le Directeur, c’est cinq années d’école primaire chacun. Avec cinq ans d’écart, cela représente une décennie entière de bonheur familial à l’école de la rue des vertus.

L’école des vertus ? Monsieur le Directeur ? Établissement catholique sous contrat ? Point du tout. Petite école de la république, huit classes avec primo-arrivants et double niveaux, une population bigarrée et un état d’esprit qui fait que directeur et équipe enseignante ne partent que pour la retraite. « Tu mets tes enfants aux vertus ? Avec tous ces chinois ? »  Beaucoup de parents demandaient des dérogations pour éviter d’y envoyer leurs têtes blondes et, au fond, cela garantissait que ceux présents étaient des personnes qui considéraient autrui d’une façon plutôt saine. D’ailleurs la porte était toujours ouverte aux parents : les mieux que les autres ayant obtenu de fréquenter les écoles alentours, ne restaient que les bienveillants. Pendant ce temps-là, nous, les parents de l’école trop mélangée, on regrettait presque que nos enfants ne redoublent pas, afin de pouvoir y rester davantage. J’y ai pensé moi-même. En plaisantant, certes, mais l’éventualité m’a traversé l’esprit.

Ce samedi 11 décembre, nous étions une soixantaine à venir boire et manger à la mémoire de Monsieur le Directeur qui nous regardait depuis des photos posées sur une table. On le voyait chevelu à 18 ans, beau comme un Dieu à 25, le regard droit et le sourire en coin assis à son bureau de Monsieur le Directeur, grand homme élégant ou facétieux, avec son chien Zig, mascotte de l’école, et sous d’autres facettes encore. Il n’y avait pas de bougies, la lumière c’était le nombre d’anciens élèves présents et qui, au total, avaient fréquenté l’établissement sur une période d’une vingtaine d’années.

Cet homme n’était pas aimé des enfants, collègues et parents parce qu’il était démagogue ou je ne sais quoi de facile. Il transmettait les valeurs de la république au sein d’une équipe avec un sens concret du pluralisme et de la citoyenneté. Il était clair et juste dans les remontrances comme dans le soutien indéfectible aux enfants. Il était aussi très drôle. Pour Monsieur le Directeur, liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, respect d’autrui n’étaient pas de simples idées ou valeurs morales hors sol, c’étaient des principes incarnés.

Samedi il faisait froid et humide, comme le temps symbolique qui s’est abattu sur notre pays depuis quelques mois et où chacun tire ses peurs et angoisses à hue et à dia. Nous aurions pu rester au chaud du logis à broyer notre tristesse dans notre coin, mais nous avons fait le déplacement des corps et des cœurs. Des valeurs aussi. Une fois sur place, nous avons mesuré en discutant que notre peine englobait davantage que la perte d’une personne. Que le repli sanitaire actuel n’était pas non plus le seul facteur de fatigue, que les valeurs de la république subissaient des assauts qui nous affectaient en profondeur. Que nous avions besoin de nous rassembler. Nous sommes arrivés moroses de chagrin et de lassitude un peu vaine. Nous sommes repartis avec l’élan de faire corps avec nos convictions les plus profondes et de les défendre dans le pays que nous aimons. Nous sommes repartis avec plus de chair. L’école des vertus, ça ne se prêche pas, ça se pratique. Ça se vit au quotidien, comme les valeurs républicaines. Monsieur le Directeur a réussi à agir en accord avec ses convictions intimes, il a mené une vie au service des enfants et de l’école de la république.

Le moment aurait pu s’arrêter à ce précieux partage, à ce précieux constat, pourtant il est allé plus loin : un des professeurs a proposé de monter dans les étages, dans les classes. Nos enfants de 30 ans pour les plus âgés, de 18 pour les plus jeunes, n’ont pas hésité une seconde et se sont engouffrés derrière leur ancien professeur. Bien sûr, j’ai suivi, ravie, revigorée et reconnaissante du cadeau.  En grimpant l’escalier central, j’ai vu ces jeunes au corps gourd de peine et de froid redevenir cabris. L’immense dragon de carton coloré fabriqué jadis par les enfants et leurs professeurs et qui se déployait sur les trois hauts étages de la cage d’escalier n’était plus là mais son souffle brûlait encore. Les affichettes d’usage exigeant de ne pas courir dans l’escalier étaient elles-mêmes soulagées qu’on osa leur désobéir ce jour-là. Je les entendais qui criaient aux jeunes jambes « Courez, les enfants ! Retrouvez l’élan premier ! »

Quand le bienaimé Stéphane a ouvert la porte de la classe de Dominique, la petite troupe essoufflée et rigolarde s’est calmée et chacun est entré là avec le respect dû aux sanctuaires. C’est lorsque les « enfants » se sont assis à leur ancienne place dans cette première classe puis dans celle du regretté André, que j’ai compris ce qui se passait réellement : le silence qui régnait maintenant n’était pas lourd, il était conscient. Nous étions arrivés l’espoir asséché, l’espérance consumée par les temps qui ne courent plus et par la promesse d’un futur difficile. Las. Gavés de succédanés qui nous écœurent le désir. Lampes éteintes. Presque crépuscules. Le partage de notre condition d’enfants, d’anciens enfants, d’enfants de toujours, de citoyens, la conscience de notre condition mortelle et de tout ce que nous pouvons vivre, faire et être d’ici au grand départ avaient rallumé les ardeurs oubliées. Autrefois il suffisait d’un rien pour entrer en peine ou en joie, cependant quand Julien, comme nous, tombait de son vélo rouge, il se remettait tôt en selle. Ses genoux se fardaient simplement de nouvelles couches de mercurochrome et il repartait vers un autre chagrin ou un nouveau bonheur. C’est ce qui nous est arrivés en ce jour de commémoration où aucun discours n’a été prononcé. En ce début d’hiver, Monsieur le Directeur a encore œuvré, veilleur républicain devenu âme de veilleur, et nous sommes repartis bougies invisibles à la main. Le frisson nous a été rendu, nous sommes redevenus sentinelles de l’aurore. Merci, Jean-François L.

Une pensée pour André que nous avons aussi tellement aimé.

© 2021 Anne Vassivière

La campagne me rend mon corps

© Anne Vassivière, 2021

Dès que j’arrive à la campagne j’ai un corps, MON corps. Après des mois sans personne pour venir la contrarier, l’herbe a poussé haut et libre tout autour de la petite maison des vacances et il faut se frayer un chemin avec sacs et valises de l’été. Ça pique, ça empêche, ça réveille le corps, ça lui confirme qu’il est arrivé là où il existe pour lui-même et pas pour être regardé. La serrure de la porte d’entrée est un peu dure, il y a longtemps qu’elle n’a pas servi, elle est à réapprivoiser. Pénétrer dans l’antre se mérite juste assez pour marquer le passage physiquement. On fait ensuite claquer les volets pour réveiller le lieu et annoncer en fanfare au corps qu’il peut se déplier après les heures de route. On est encore dans l’excitation des derniers kilomètres, le cœur est tout pincé du dernier tournant, celui qu’on préfère parce qu’il nous offre le premier aperçu de la petite maison au lion de pierre qui nous regarde arriver. Le dernier est le premier, ce n’est guère original. Alors, quand on descend de la voiture, le cœur est haut dans la poitrine, presque dans la gorge ; c’est sa place et il y restera durant tout le séjour. Si on l’oublie par mégarde, il suffira que le volcan d’à côté nous regarde droit dans les yeux pour se souvenir qu’on est là pour être un corps simple et miraculeux. A Paris, j’aime Notre-Dame, j’ai le bonheur de la voir de chez moi, mon cœur bat quand je la regarde mais ce n’est pas le même cœur, c’est celui qui contemple les bâtis. A la campagne tout est actif, même les nuages conversent avec le relief. Aucun nuage ne se pose sur Notre-Dame.

© Anne Vassivière, 2021

Depuis nombre de tournants avant le dernier-premier, on a ouvert les fenêtres de la voiture. C’est à ce moment-là que le corps comprend qu’il va vivre un mois de liberté. L’air est le premier à nous accueillir, il nous pique ou nous enivre pour nous rappeler que nous existons vraiment. Oui, l’air existe autant que le corps. On le boit par tous les pores. Les premières heures, on se demande comment on a pu oublier qu’il est davantage que la simple respiration de survie en ville, qu’il est nourriture qu’on ne voit pas, qu’il a une odeur, des odeurs, des saveurs.

J’ai un corps de 55 ans non sportifs, mon ventre a porté deux enfants et ne se rend plus à aucune injonction de fermeté, mes seins forcissent tandis que mes bras flasquent, ma peau plisse un peu partout, elle s’affine et se fragilise. J’ai 55 ans dans une ville capitale où j’obéis à l’injonction d’être parfois élégante et toujours présentable, où le statut social élevé acquis par certains hommes vieillissants les maintient désirables contrairement à moi dont la fraicheur n’est plus. J’aime la ville, je ne m’en plains pas, j’apprécie d’y être sexisée si je le souhaite, je constate simplement qu’on y est un corps contraint, qu’en tant que femme on est à la fois dans le corps et à l’extérieur du corps en raison de l’évaluation quasi permanente de notre apparence. Nous avons toutes plus ou moins intégré cette exigence esthétique nous poussant à l’auto-évaluation narcissique de nous-même, à la jalousie morbide et à la critique d’autruie. Je ne dis pas qu’il est impossible de faire un autre choix. Il me semble que pour les grandes citadines de ma génération un vrai choix est difficile mais que les adolescentes et jeunes adultes d’aujourd’hui s’en démarquent heureusement.

© Anne Vassivière, 2021
© Anne Vassivière, 2021

A la campagne, mon corps est libre comme un corps peut l’être, il obéit à ses propres limites, pas à celles de l’esthétique normée. Il ne se fait aucun commentaire intérieur sur ce qu’il doit être, il transpire, il a la tignasse en bataille, ses ongles ne sont pas peints, son visage non plus, il se glisse dans ce qui simplement le vêt et a les chaussures pleines de terre. La vache qui le regarde ne le juge pas. Odorat, ouïe, toucher, vue et goût constituent son unique rose des vents.

Je ne prétends pas que les corps de femmes de la campagne y vivent un bonheur niais. Elles y rencontrent d’autres défis.

Que fait le corps pour passer d’objet à sujet ? Il coupe l’herbe, se courbature en débroussaillant jusqu’à cloquer, met des graines dans la terre, pioche et ratisse, il range les stères de bois, s’y éprouve le dos, il s’étire à la rosée du matin et frissonne à l’humidité du soir, il y reste la nuit tombée aux lueurs des bougies et les éteint pour regarder les étoiles, il espère celles à traine, il glisse dans les marches hâtivement creusées sur la petite pente pour accéder au fil à linge, il se relève, secoue les vêtements tombés et repart les étendre en bord de terrain, il se précipite les ramasser sous l’orage, toute la journée il sent l’odeur de l’air sur les vêtements qu’il porte, il court après chaises, table et parasols qui partent faire les fous avec la bourrasque, à partir de 23 heures il rentre à tâtons à la maison depuis le village, sans éclairage il trébuche et manque de tomber, il en rit, il va chercher le fromage à la ferme à pied, il fait le marché, bavarde avec les gens, croule sous les sacs de fruits, légumes, miels et confitures, il marche libre et sans talons, il s’écorche sur les chemins pierreux ou dans les ronces qui protègent leurs mûres en les éloignant du sentier, il est attentif et vivant quand le sol n’est pas bitume, que le chemin est courbe et accidenté comme la vie, il nettoie les chapelles secrètes et y oraisonne, il sort en pleine tempête rentrer en catastrophe le matériel volatile, il cuisine tout son saoul, il reçoit enfants, famille et amis tout son saoul, il récolte la mauve, le millepertuis, l’armoise et caresse les saponaires, il slalome entre les abeilles qui bruyamment butinent la lavande le long du chemin de la petite maison, il laisse la porte grande ouverte, fait sans cesse le chien de berger entre le dedans le dehors, il cohabite avec les mouches, il remercie le coucou de sonner l’heure inexacte pour cause de sensibilité au trop chaud au trop froid et on s’en fiche, il remonte son balancier et surveille le coup de vent qui sournoisement l’arrêterait, il salue les araignées qu’il croise la nuit et dont il a conscience d’être l’hôte, il fait du feu dans la cheminée et s’y rôti les fesses à loisir, il ouvre la fenêtre en grand pour humer l’encre de la pleine nuit, il regarde les montgolfières lui assurer au loin que la journée sera belle, il écoute les ânes braire et les cloches des vaches faire fuir les vipères, il court rentrer le linge fraichement étendu parce que le fils du fermier passe la faucheuse dans un nuage de terre rouge, il le voit s’arrêter en plein champs et attendre que le linge soit hors de poussière, il lui fait un signe de remerciement et bavarde avec lui quand ce dernier baisse sa vitre, il le voit ensuite se dépêcher pour terminer les bottes de foin avant l’orage, il partage sa satisfaction d’avoir bouclé son ouvrage à temps, il salue l’élégance dont le jeune homme a fait preuve, il marche, marche, marche, il ramasse du petit bois, il discute avec la chevrière, il caresse les chiens de ferme tout crottés et ne pas s’en dégoute pas, il va chercher l’eau à la source et ne boit qu’elle, peine à en transporter le contenant plein, il sue pour gravir, souffle et s’essouffle, a le feu aux joues et à la poitrine, les poumons qui brûlent à l’effort, il freine pour descendre, dévale comme il peut, regarde la jeunesse courir devant, faire des roues et grimper aux arbres, il demande aux ondines la permission de passer les petits guets de pierre, reçoit leur soins près des cascades, il se rebaptise sans fin dans l’eau fraiche des cratères …
Mon corps de campagne est encombrant ou miraculeux mais il n’est pas jugé.
La campagne me rend mon corps.

La terre natale ne cesse de m’enfanter

J’ai longtemps été ingrate envers ma terre natale. L’enfance jaillit et sautille, elle est étrangère au sur place, c’est son trait caractéristique et salutaire.

Au sein du pays qui nous a vu naître, on se sent souvent à l’étroit. L’adolescent étouffe partout et presque tout le temps ; le corps a poussé trop vite ou pas assez, l’esprit suffoque où qu’il regarde hormis ailleurs, le grand le beau le définitif ailleurs. On s’abreuve de Baudelaire matin midi et nuit, ce qui n’arrange rien. On a le sens de la justice suraigu. Je rectifie : on a le sens de l’injustice suraigu. On ne connait que deux vitesses : surexalté ou surdéprimé. C’est insupportable. D’ailleurs, on ne se supporte guère. Nos parents ne comprennent rien, notre vie est nulle et les gens n’ont pas l’air de s’en apercevoir, on est seuls au monde avec notre poète ou notre chanteuse préférée. Pendant les années collèges, on rêve du lycée. Arrivés au lycée, on s’ennuie tout autant. Fille, garçon et toutes les nuances entre s’exaltent et se découragent différemment mais avec belle ardeur. Rien n’est assez et tout est trop. On déplace des montagnes et la seconde d’après nous aspire dans des gouffres abyssaux. Heureusement qu’il y a la poésie, la musique, le dessin, l’écriture. Le sport, pour certains. Sans cela, la plupart des jeunes personnes n’arriveraient jamais à l’âge adulte.

Notre environnement immédiat est petit, commun, étriqué de banalité. On ne connait que lui sans le connaitre. En vérité c’est lui qui nous sait. Il attend que l’on parte ailleurs voir si on y est, puis qu’on revienne pour enfin le regarder dans les yeux. Ma terre natale a été patiente avec moi qui lui reprochais de n’être ni Londres ni Paris, encore moins New-York. Alors je suis partie à Paris, Londres, New-York. Et je suis revenue de l’ailleurs meilleur.

C’est à ce moment-là que j’ai compris où j’avais grandi et que j’ai pu me retourner sur moi-même pour continuer ma croissance : ma tête a enfin touché ses racines. Et a été touchée. Ce sont des racines de terre noire et d’eau vivante. Des racines d’herbes en cratères et ruines de forts châteaux. Des racines de pierre de lave cathédrale jusque dans la moindre grange. De peaux tannées de labeur au vent et de longs cils de vaches rousses. Aujourd’hui, ma tête mon cœur mon âme touchent mes pieds de lave, je suis enceinte de ma terre et elle me porte continuellement. La boucle bouclée tourne désormais sans faire de sur place, et la terre natale ne cesse de m’enfanter.

Ces éternels allers, ces éternels retours m’ont inspiré un roman dont je vous livrerai les premiers chapitres deux fois par semaine, comme un feuilleton de l’été.

Fronton de la Basilique Marie-Madeleine, Vézelay

Tours et Détours, Écrire c’est Traduire

(c) 2021 : Anne Vassivière

She measured me with snow a-melting
Left me to my own bones’company
Whining and burning emptiness
Shining of tears dried on my cheeks

Part last scorching all parts before
Old drama our turn
Though not acting an act
Though not singing a song

Bees and confidence fading with her
Night a-burning now that morrow no more
Broken cauldron of rebirth
Purple hours no more

Wavy hills monstered into unspoken peaks
Self-given field of rest no more
Rivers a-flowing eyes of mine
Haste of new beginning no more

Unlit mystery forever curled in pit
Unexpected guest of eternity
Wrinkled thoughts of caressed past
Her blue voice no more

Nighty nights unwelcome
Life of many a tide done
Solitude paces room of sorrow hands
Hungry hours feeding on sisters

Time has no fruit left to teach me
Wind listens
Denobled lady of silence
Wings gone with open window

The day I’m going to lose my mother
The truth and I will be one and lonely

Ce texte est né au fil de la plume et je n’ai pas compris de quoi il retournait en l’écrivant. Les deux dernières phrases sont arrivées quelques jours plus tard lorsque, ayant parlé à ma mère et la trouvant plus fatiguée qu’à l’accoutumée, j’ai saisi ce que le poème racontait. Le texte a jailli en anglais, j’imagine qu’en français, il me serait resté dans la gorge. La langue étrangère a filtré la pudeur, elle a agi en rempart à l’émotion que cette évocation générait.
Rassurons-nous, le jour dont je traite n’est pas d’actualité, je l’ai imaginé.
Je me suis ensuite prise au jeu de la traduction. Consciente que ma pudeur s’était réfugiée dans l’anglais, j’ai tenté de la mettre à l’épreuve de la langue maternelle : n’était-ce pas le sujet ? Voilà ce que cela a donné :

Une vie cadencée à l’élan des nôtres
Trois filles, sabliers de neige aujourd’hui laissés à la compagnie de leurs seuls os
La chambre n’est que vide et il geint, renifle et bombe le torse, le sale bougre
Sur nos joues de sœurs, des traces de vif argent refusent de sécher

Ultime scène du dernier acte, âtre des précédents
Notre tour est venu pour le drame ancestral qui brûle le temps dans les veines
Pourtant personne ne semble ni ne mime, vies et morte paraissent ce qu’elles sont
Nulle chanson fredonnée, aucun pas ne se danse, tout sang est figé

Les abeilles de ses yeux ont cessé le vibrato, où maintenant déposer nos confidences ?
La nuit crame son dernier matin
Le chaudron est fêlé, nos enfances en ont fui
Le pourpre se refuse désormais aux aurores cardinales des préambules
Des révérences orbées de la colline sont nées trois monstrueuses muettes
Les champs de nous-même resteront sans possible repos
Nos yeux à la dérive confluent et se jettent à la mère
Les lendemains qui pressaient ensablent à présent nos corps

Ce qui ne s’est pas dit, ne se dira jamais
Gouffre de l’éternité, demeure inopinée
Nos pensées parfois se rideront des caresses du passé
Et le bleu de sa voix minera nos refuges de silence

Trois vies de petites et de grandes marées
Plus de nuit assez noire pour savoir les bercer
Trois, chacune avec son chagrin qui va et vient dans ses mains
Les heures affamées se repaissent en tribu

Fruits du temps, vains et blets
Zéphir prêtant l’oreille
Notre dame a perdu son titre et s’est livrée au grand silence
Toute aile s’est envolée avec la fenêtre ouverte

Le jour où je perdrai ma mère,
La vérité et moi seront une et indivisiblement seule

(c) 2021 : Anne Vassivière

Si j’avais écrit ce texte directement en français, il aurait été totalement différent. Ce qui s’est dit, l’a été entre les langues, dans l’interstice de la pudeur. La traduction littérale s’est avérée impossible et j’ai dû louvoyer en tous sens pour expliciter ma pensée et éviter les contresens ; ce sont précisément ces contorsions qui m’ont amenée à approfondir mon travail.
Ce qui se dit dans une langue n’est pas transposable à une autre. Il ne s’agit pas seulement du sens mais également du son et de la forme. De la syntaxe aussi : je construis mon sentiment comme je construis ma phrase. L’anglais m’a ici permis de toucher autre chose. C’est en m’éloignant de ma propre langue que j’ai ensuite pu y revenir plus fort. Ici, il ne s’agit pas tant d’une traduction que d’une augmentation. La langue anglaise m’est chère mais pas intime, elle m’a permis de calmer la pudeur pour ensuite aller vers l’intime. Comme pour les gros mots, les mots orduriers que nous retenons sans difficulté dans une langue étrangère et que nous jubilons d’utiliser car ils ne résonnent pas en nous avec l’interdit qui génère de la gêne quand nous les prononçons dans notre langue.
Je suis traductrice même dans ma propre langue. Écrire, c’est la traduction infinie.

Mon royaume pour des ailes !

J’ai toujours eu le plus grand respect pour ce qui porte ailes : aviatrices, insectes, oiseaux, enfants et poètes.
Les enfants aux cris aigus d’hirondelles sautillent longtemps après qu’on leur a rogné les ailes. Ils courent et gambadent, ils ne savent pas marcher, leur corps ne croit qu’à l’élan.
A force de se ronger les songes sur les bancs de l’école où l’on apprend la peur des parents, ils oublient qu’ils sont oiseaux. Restent leurs bras pleins de nuages, leurs genoux meurtris d’avions sans ailes et leur nez en l’air. Parfois aussi, leurs carnets de poèmes.
Saint-Exupéry, bien qu’aviateur, a toujours eu la nostalgie de l’enfance vissée au cockpit. Le ciel vu de la terre, c’est joli. La terre vue du ciel, c’est impressionnant. Pourtant rien n’égale le ciel vu du ciel…
« C’est délicieux d’atterrir, après on s’ennuie. », aime-t-il à répéter en mantra à mes nuits de veilles pétries de lune.
D’ailleurs, n’a-t-il pas fini par prendre la plume ?

(c) – 2021 Anne Vassivière

Hier, j’ai entrepris de réparer le tort de négligence fait aux plantes qui habitent ma petite terrasse. J’ai labouré, retourné de mes mains la terre noire, expliqué aux pousses moribondes que je m’étais laissée distraire par les choses humaines. J’ai tenté de leur redonner confiance ainsi qu’à moi-même ; les mains dans la terre, c’est un peu cela, non ?

Et puis, au milieu de mes chapelets d’excuses et de promesses, j’ai entendu un bourdonnement intempestif au point de me faire taire. Un bourdonnement extrêmement véhément, une colère précisément dirigée contre ma personne. Je tendais l’oreille…oui, cela provenait de la terre remuée…avais-je malencontreusement recouvert un insecte qui volait par là ? Il fallait être douce mais rapide, il était en train d’étouffer par ma faute. Je comprenais enfin que je n’avais pas recouvert mais découvert l’insecte. Le pollinisateur s’était installé dans la petite jardinière cédée à la tranquillité de la friche. Je laissais mon entreprise en l’état et m’éclipsais honteuse. Il m’insultait copieusement en se recreusant un nid propice.

(c) – 2021 Anne Vassivière

A ce stade de son histoire, l’inconnue est en train de perdre toutes ses ailes. Le dénouement est proche…

« Dans cette station de métro il y a toujours des oiseaux qui volent à vive allure et tracent droit au ras des plafonds, sans fléchir. Toujours par trois. Ce n’est rien que des pigeons, mais quel oiseau n’est pas noble ?

Escadrille qui nous nargue d’un bout de tunnel à l’autre. Comme nous, mais en haut. Escadrille aillée et souterraine. »

NOS ÂMES À L’ABRI DU PORTRAIT

J’avais 5 ou 6 ans et je rendais visite à ma tante. Elle avait épousé un homme taiseux, massif, chasseur, pécheur et mineur de fond, que j’adorais. Il a été mon modèle masculin pendant des années, jusqu’à ce que, sans doute, je cesse d’en avoir un. Aller à la pèche ou à la chasse avec lui, c’était cheminer dans les champs et le long des cours d’eaux aux côtés d’un homme rassurant aux yeux complices. Mon modèle masculin ne fut jamais mon propre père. Peut-être en a-t-il souffert. S’il a pris le temps d’y songer un jour.

Le couple vivait au cœur d’une petite cité minière dans un logis des plus simples, trois pièces en enfilade. La chambre des parents et celle de mes deux cousins blonds comme les blés encadraient la cuisine centrale, et voilà tout. Les chiens avaient un enclos dans le jardin devant la maison.

A 5/6 ans, on passe le portail en courant, on entre dans la cour en sautillant, les mères suivent nos emballements soudains à distance d’adulte. J’étais la première née, enfant discrète mais enthousiaste. Je crains avoir peu changé.

Ce dont je me souviens ensuite se résume à deux éclairs venant de la cave ouverte sur ma droite en contrebas de l’entrée de la cour : les yeux brillants du meilleur chien de chasse de mon oncle. Comme il était « méchant », on s’assurait qu’il soit toujours enfermé dans l’enclos quand oncle et tante avaient de la visite. Ce n’était pas le cas ce jour-là. Il surgit du noir profond de la cave et mit ma petite tête dans sa gueule de molosse. Les crocs du haut sous mon œil droit, ceux du bas plantés dans ma gorge.
Je me souviens des cris, et de mon oncle courant chercher son fusil pour tuer la bête sur le tas. C’était son chien préféré et sa nièce préférée. Ni l’un ni l’autre ne furent tués et j’ignore comment il réussit à amadouer l’animal. Ce que je sais, c’est que je n’ai jamais eu peur des chiens ensuite, que je porte encore les deux cicatrices, et que je n’ai jamais cessé d’aimer cet oncle.

J’aime aussi quand mon cœur se serre à chercher dans ses portraits pourquoi il a le regard si triste et si profond.
Jamais je ne saurai à quoi il aspirait, ni quelles étaient ses douleurs. Je regarde ces photographies avec une tendresse infinie, certes, pourtant ce qui prime c’est le désir que ses yeux me révèlent enfin de quoi souffrait son âme. Le désir et la hantise de la révélation. Son ultime message, sa grande confidence.

Mon oncle m’offrit un descendant de mon agresseur canin en me donnant le choix entre deux de ses chiots. J’en préférais un, mais, échappant l’autre quand mon oncle me mit la petite chose toute chaude entre les mains, je le choisissais pour réparer ma faute. Je la prénommais Mirabelle. Elle fut toute mon enfance. Son unique portrait est celui qui parle le plus honnêtement de ces temps réels et rêvés.

Le portrait sait être vertigineux. La plupart d’entre nous le sommes. Animaux compris.

Je viens de terminer l’écriture d’un roman intitulé Les saisons de Lili*. J’y déroule la vie d’une femme des années 60 à 2020 comme on regarde une pousse devenir arbre. Chaque saison de l’existence est un portrait, le tout s’offre pêlemêle.
Que fait-on de notre naissance ? Que fait-on de nos mues ? Que fait-on de notre mort ?

*Extrait

Les tétines de ma chienne, je les taquine et les tète. Elle me laisse faire. Ensuite je confie ma tête d’enfant à la chaleur souple de son ventre. Là, je m’endors pour la sieste obligatoire des parents. Mon lit est son territoire et elle m’autorise à y nicher. Sœur et mère animale, nous appartenons au même règne, celui des enthousiastes à mamelles. La vie que je passe dans ses flancs est donc tiède et tranquille. Enfantine du meilleur cru, ma plus grande question existentielle se résume à ce moment-là à savoir quelle partie de son corps est le plus doux. Le pelage de ses oreilles figure en bonne place. Soie. Puis vient le charnu jabot de son cou.
Elle sait se retenir de faire ses besoins pendant plusieurs jours s’il pleut, c’est une propre et délicate. Mais pas une maniérée. Elle a la tenue, la classe et la conscience des bâtards. Jamais je ne me suis permise de la pousser même un peu pour me faire de la place dans mon propre lit une fois qu’elle-même s’y était installée.
Je passe ainsi mon enfance à me mouler aux poses que le sommeil fait prendre à son corps chéri. Elle est à cette époque-là, mon ultime modèle féminin.
Son fantôme habite encore les boyaux de la maison parentale. Parfois je laisse s’ouvrir les précipices du passé pour sentir son souffle sur ma joue qui me dit que tout va bien. Yeux d’amande réhaussée d’ébène, saines canines aux brunes racines, babines souples et fraicheur humide de la truffe, que votre souvenir me cuit les tripes quand je vous invoque ! Dieu que vous me manquez !
L’enfant joyeuse et docile que je suis alors, aime à faire et défaire le corset de la grand-mère de la maisonnée. Ça sent bon et c’est chaud comme le souffle qui soulève le ventre de ma chienne. A cet âge-là, celui passé à l’abri secret des mamelles animales et grand-maternelles, je n’ai d’autre ambition qu’un jour être chienne ou grand-mère. La première lèche les genoux blessés, l’autre les tartine de mercurochrome.