Nous sommes le temple

Enfant, ado, puis adulte, j’ai aimé des Bruno et des Philippe. Ces prénoms disent mon âge, et qu’aucun amour ne capitule à la mort. Qu’il s’agit d’un instinct premier. Primaire. Notre seule victoire sur la Camarde et le temps. Et qui fait de nous un temple de chair.

J’ai aimé des Bruno et des Philippe et je les aime encore. Même si je ne suis plus la même, l’amour demeure intact, hors d’atteinte. Il est la porte qui ne se referme qu’en apparence. Qui n’oublie rien, pas même le Bruno mort. L’annonce de son décès a été un choc, celui de la disparition de la partie visible de l’iceberg. Il emportait avec lui ce que nous avions vécu, en étant presque l’unique témoin. Mais y en-t-il jamais que soi-même ? Que savent les autres des histoires qu’ils voient se vivre sous leurs yeux ? Si peu.

Photo de Bruno (1992)
Photo de Bruno (1992)

Mes amours m’ont écrit de beaux textes, dit des paroles puissantes, fait de magnifiques cadeaux. J’ai écrit de beaux textes, dit des paroles puissantes et fait de magnifiques cadeaux. Tous vrais, tous sincères et premiers, mais pas forcément à la bonne personne : on ne s’acquitte pas toujours d’une dette d’amour à celui auprès de qui on l’a contractée. Or Bruno et moi étions les bonnes personnes l’un pour l’autre.

J’ai sur le moment ressenti une amputation fulgurante, celle de la moitié de ce que nous avions vécu ensemble. Ce vertige a duré une semaine, violent. Le passé en pleine face, puit sans fond qu’on découvre sous un amas bigarré de feuilles qu’on croyait mortes. Pourtant, par-delà la tristesse, le corps m’a rappelé la chaleur de ce qui restait de lui en moi. C’était tiède et vivant. Intact :
Bruno m’avait entrainée dans sa petite auto à la faveur d’une promesse de beau temps. Oui, le temps était heureux et beau puisque nous étions jeunes. Il me conduirait au lieu secret de lui seul connu. Il avait préparé nourriture à picorer, et mon panier d’osier se chargeait du boire. L’on balançait les victuailles sur le siège arrière de la petite auto et on partait. C’était un vieux modèle dont il chérissait l’exotisme temporel. Assis au volant de la 4L blanche, il revêtait un délicieux air désuet dont il ne boudait pas le plaisir, au contraire, il le faisait ostentatoire.

« Le couple parfait. Lui : calme et doux. Elle : belle, forte et volontaire. » me disait-il. Dans sa bouche, la femme avait toujours droit à un adjectif supplémentaire.

La jauge d’essence nous annonçait tout juste un aller-retour, mais cela nous semblait royal. Car ça l’était, royal !
J’étais fraiche étudiante, il était jeune et mélancolique capteur d’images, et à chaque fois qu’il en prenait l’heureuse initiative, on quittait l’étouffante rumeur de la ville pour le charme discret des départementales du canton. Je ne voulus jamais savoir par quel chemin nous y allions. C’était la surprise annoncée, qui comptait pour la moitié du plaisir. C’était le jeu de l’aventure. Il s’agissait de don de soi et de don à soi. Ce qu’on appelle communément amour.

« On va à La Beauté ! », m’annonçait-il. Et cela résonnait comme incroyable promesse, même après y être déjà allé trois ou quatre fois. Car La Beauté n’était pas seulement un lieu, elle avait l’incomparable goût des promesses immanquablement honorées, le goût rare de la confiance. C’est ce luxe qui m’installait heureuse sur le siège passager avant, allongée tête docile sur ses cuisses tandis qu’il conduisait. Il conservait ainsi le secret de l’itinéraire qui menait à sa Beauté, et dont jamais je n’osais déflorer la localisation exacte. Consulter une carte du coin pour repérer ce lieu-dit aurait été blasphème à la grande délicatesse dont son âme d’enfant me faisait cadeau. Nous accomplissions ce rituel dans les rires d’un jeu complice et sous le soleil exactement. Juste en dessous. Bien sûr, nous chantions cette chanson.

Moi, ce que je voyais de ma position enfantine, tête posée contre ses longues cuisses de bel échalas, c’était lui et encore lui. Tout le long du gai trajet, c’était sa belle tête heureuse entre deux grandes vagues à l’âme, son tendre sourire en coin et le ciel qui défilait. Sa malice se découpait à merveille sur ce fond bleu, les nuages d’été réhaussaient le tout de leur bonté blanche et joufflue. Les arbres se penchaient pour un salut rapide et amusé puisque tout nous était complice, jusqu’aux feux de circulation qui, nous voyant arriver, viraient au rouge pour prolonger le tendre périple.

L’étang nous attendait, miroitant de l’autre côté de la petite maison de la petite grand-mère depuis loin décédée. Il fallait pour l’atteindre traverser la petite route, peu fréquentée, certes, mais qui m’inquiétait toujours un peu. Petite maison et étang séparés par un potentiel danger. Je restais vigilante, gémeaux ascendante chien de berger. Outre cette crainte larvée, tout était doux et petit, là-bas. Petit n’y était pas étriqué, petit y était maison de poupée, échelle d’enfance heureuse. L’espace de la maison étant menu, son grand corps à lui y était à l’étroitesse feutrée du nid grand maternel, et cela le rassurait. La maison était maisonnette, nous y étions enfants, et la vase du fond d’étang caressait nos pieds nus de la plus bienveillante des tendresses. Cela le ramenait à des temps parfaitement sereins, et il en était toujours souriant, apaisé le temps du voyage et de la visite. Car cet être de trop d’idéal ne savait échapper à l’acidité de la mélancholie, se laissant régulièrement tourmenter par doutes et déceptions variées autant que vivaces. Cela lancinait en lui depuis…depuis temps immémoriaux. Ces ombres le retranchaient souvent quelques jours dans son antre, tandis que cloitrée d’angoisse sourde, et vaquant cahin caha à ma propre vie sans lui, j’égrenais des messages d’espoir sur son répondeur. Il fallait éviter les questions, je le savais. Son escarcelle en regorgeait, je devais me tenir hors de cette saturation pour ne pas m’y voir associée. Je l’assurais donc de ma présence aimante, là, quelque part, accessible à son souhait. Quand il me faisait enfin signe que sa route était dégagée, je reprenais mon chemin vers lui, débarquais sonner à sa porte, une plante épanouie à la main. Son appartement se remplissait ainsi de la vie qui cycliquement lui faisait cruel défaut. Il m’en était toujours reconnaissant, flattant le rôle de flamboyance qu’il me plaisait d’endosser dans notre couple. Il avait parfois tellement pleuré que ses yeux noisette devenaient trous noirs de geais. Ce bel échalas, cette grande chose, ce lunaire était fragile de toute sa longueur, de toute sa langueur. Il semblait roseau, il pliait mais ne casserait point…jusqu’à aujourd‘hui.

La mort imprime le temps en nous pour nous punir de la liberté suprême de ne jamais oublier nos aimés. Mais elle se trompe éhontément. Car chaque « A tout à l’heure » reste un éternel « maintenant ».

2 commentaires

  1. LE BESCO caty dit :

    Ton texte est absolument splendide ! Une belle façon de lui rendre hommage à ce grand échallas … Qu’il repose en paix ce Bruno dans un ciel limpide !

    je t’embrasse caty

    Aimé par 1 personne

  2. JC dit :

    Très beau texte,tendre et mélancolique …

    J’aime

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