27, 28 et 29 Mai 2023
A partir de 11h00 au Moulin, venez !








Vivre l’instinct présent
A partir de 11h00 au Moulin, venez !
Dans la revue : Les univers du Livre Actualitté (c) par Laurence Biava
Anne a depuis l’enfance un don particulièrement encombrant : elle entend les pensées sexuelles des gens. Devenue journaliste parisienne, elle a réussi à occulter cette faculté, mais s’en trouve à nouveau investie lorsqu’elle se rend dans une librairie érotique pour écrire un article.
Tout d’abord accablée par ces images qui la propulsent dans la vie intime de ceux qu’elle croise, la jeune femme tente d’apprendre à maîtriser cette aptitude pour le moins perturbante. C’est avec l’aide d’une vieille dame, d’un arbre et d’un libraire qu’elle réussira à vaincre ses préjugés et magnifier cette apparente malédiction.
Le livre d’Anne Vassivière tombe à brûle-pourpoint pour mettre un peu de merveilleux dans nos vies complexifiées par la crise, la dangerosité. Ce livre est excellent, léger et grave à la fois, souvent rabelaisien, cash et cru.
…
Qui pourrait ne pas se retrouver dans ces histoires courtes très bien élaborées, ces scènes qui font mouche, ces descriptions à la fois sommaire et précises ? Deux rencontres poétiques, l’une avec un arbre, l’autre avec une dame plus âgée, sont vers la fin du livre, des merveilles de grâce et de subtilité.
….
Je recherche dans la peinture l’éclat du premier rire d’enfant, le suc des fleurs et l’élan des légendes. J’en éclabousse les regards pour qu’ils ne se fanent jamais.
Amoureuse de tout ce qui porte aile, c’est avec du ciel plein les bras que je peins des chapelles d’herbes, d’air et d’eau qui coure. La couleur est ma prière. C’est une joie pleine, forte et fragile.
Je réponds à la vie et à la mort par la profusion, mes toiles libèrent le cheval au galop qui habite ma poitrine. Elles changent en fonction de la lumière et évoluent au gré du jour. Dorés, argentés, cuivrés, touches brillantes, plumes, collages et paillettes les font vibrer différemment tout au long de la journée. Elles respirent, elles sont vivantes.
C’est ce tourbillon que je partage avec l’artiste Nathalie la Singulière.
Que nos bruissements de flocons de lumière soient aussi vos amis !
Samedi 18 mars,
Invités par Catherine Belkhodja, actrice-artiste et auteure, à célébrer le Printemps des Poètes à la Galerie Schwab,
Patrick Bouchitey, camarades poétesses, haïkistes et moi-même disons « La frontière ».
Chaleureusement accueillis par Thierry et Edouard Schwab,
35, rue Quincampoix,
75004 Paris
Voici le poème que j’ai écrit à cette occasion :
Il est un lieu immense et minuscule/ de toute frontière/ frontière toute et voiles dehors/ qui me contient entière/ au complet/ moi toute
Et toi aussi
Que je le veuille ou non, je suis dedans, il me rassemble/ me le fait sentir dans le froid, sous le vent /se fait mordre et caresser pour moi/ ensemble/ simultanément/ de bonne ou de mauvaise grâce depuis 56 ans
Me rappelle à moi-même/ me garde de la dispersion/ du mieux possible/ fait barrage/ fait le maximum/ fidèlement/ un lieu fidèle et têtu/ jusqu’à quand…personne ne sait
Et toi non plus
Le lieu est au féminin mais rassemble aussi les hommes/ universel / sans jugement de qui de quoi respire dedans/ qui sait la tristesse du soir parfois et la garde discrète/ n’envahit pas autrui des remous qui tanguent son intérieur/ de grande politesse à la vie
Elle et moi/ elle sur moi/ moi dans elle
En pleine lune ou au bord de l’eau, elle cicatrise les fêlures qu’elle me couve le jour
Et les tiennes aussi
Au petit matin d’une nuit de veille enjouée, on flotte dedans/ au petit matin d’une nuit de veille tourmentée on flotte dedans/ lieu de tous les flottements /de tous les frottements
Toujours faire bonne figure, elle tente ce pari/ le perd, bien sûr/ autant que nous/ la première/ perd le pari en premier…même au petit nid du coude
C’est la grande plissée de la fuite du temps/ la belle abandonnée/ notre âge n’est pas une collection qu’elle entache de honte
J’espère que toi non plus
Ovale du visage/ première défaite de la frontière/ lèvres/ cou / amande des yeux/ paupières/ dessous des bras/ comme tomber en une seule nuit/ seins/ ventre/ dos/ fesses/ cuisses/ mollets/ les abandons ne partent plus, ils restent sur place avec leur petit air buté
Viens, toute frontière est faite pour être passée,
Viens, c’est le lieu de l’échange par excellence/ touchons-nous en excellence
Viens, je vais te montrer comme elle nous sépare et nous lie à merveille… La peau.
Pour celles et ceux qui n’ont pas pu venir au Café de Flore !
Avec Marc Guillot et Fred Harranger à la galerie Le bonheur est dans l’insta(nt)
Les tours d’immeubles menacent au loin dans la vallée de bêton mais L’Enfant ne le sait pas encore, pour le moment il est à l’abri de l’innocence offerte à la naissance, quelles qu’en soient les circonstances. Et de l’amour grand-maternel. L’insouciance durera une vie de papillon, le cœur de la grand-mère battra pour L’Enfant au-delà des 103 ans de sa vie terrestre. Aucune tombe ne sait ensevelir l’amour.
À cette époque, il est le « petit miraculé » de Madeleine Renaud, les crocs de son chien l’ayant attrapé pendant que Mémé lui donnait le biberon dans la grande maison qui l’emploie. Il n’en gardera aucune rancœur, aucune peur. En attestent les animaux dont il recueille aujourd’hui les plus meurtris dans son refuge sur la colline. Qui soulage le vétérinaire local des grands éclopés de l’ingratitude humaine. Pour l’heure, toiles et sculptures de maitres le regardent boire le chocolat chaud des « grandes dames » du jeudi pendant que Mémé fait le repassage de la maison Derain.
Le tout petit ne sait pas encore la rage des chiens humains qui le tourmenteront jusqu’aux jupes de l’institutrice. La maison de cette dame est toujours debout, ce matin-là, nous la saluons au passage. De quoi abreuve-t-on les jeunes têtes pour qu’elles aient à ce point peur de ne pas être conformes et préfèrent dévorer leurs semblables de brimades et d’insultes ? Symptôme de la seule maladie de leurs parents. Honte à eux.
Cet enfant-là n’apprendra jamais la méchanceté, même des meilleurs exemples jeunes ou adultes. Celui qui prendra en main son propre baptême en se choisissant un nom de renaissance est têtu comme une mule quand il s’agit de respect et de liberté. De fidélité aussi. Ces trois fées se sont penchées sur son berceau, il ne les trahira pas. Pour l’instant, il s’enfuit rêver au doux pays des ruines d’un autre temps de tout temps. Ses genoux attestent des embuches du chemin qui serpente au milieu des champs de poiriers. Pierres coupantes que la vie transformera un beau jour en caillou le plus noble. Le forgeron répare le vélo, le Mercurochrome, les petites plaies, L’Enfant pédale jusqu’au domaine qui l’adoubera comme sauveur dans un futur dont personne ne se doute… à part peut-être le tilleul multicaule du lieu symbolique qui ne se réduit pas au symbole. Chacun est à sa place, fait son office et répond à son destin. Pour l’instant, L’Enfant ne sait rien mais il sait tout ce qui importe, son bâton tapote le sol pour débusquer les pièges à loups censés dissuader les pilleurs : il obéit à l’amour de Mémé qui l’a mis en garde. Toute sa vie durant, l’amour sera la seule loi à laquelle il acceptera de se rendre.
Depuis Monsieur de Monville, le millefeuille du temps a collectionné années et aléas, il les dépose en couches visibles ou fantômes sur le domaine qui tutoie L’Enfant et la forêt de Marly. Le petit a grandi, il ne connait ni regret ni ressentiment d’être balloté par la marée des siècles. Jamais. Les étangs qui subsistent au grand jardin lui rappellent simplement que l’eau berce mieux que certaines mères. L’Enfant devenu Homme Heureux n’est jamais nostalgique : il n’en a pas besoin, il sait ses fondations et ce qu’il a lui-même bâti dessus. Les loups auront beau de tout temps hurler, il a la clef du Désert de Retz, il a la clef de sa vie.
À cette visite qui nourrit comme l’amitié véritable sait le faire. Et au-delà de nous, à Lucie, Monique, Marie, Jeanne, Emma, aux grands-mères qui nous apprennent l’amour contre vents et marées.
Le reste est à découvrir dans « Le désert de Retz, paysage choisi » de Chloé Radiguet et Julien Cendres (Éditions de l’éclat).
Enfant, ado, puis adulte, j’ai aimé des Bruno et des Philippe. Ces prénoms disent mon âge, et qu’aucun amour ne capitule à la mort. Qu’il s’agit d’un instinct premier. Primaire. Notre seule victoire sur la Camarde et le temps. Et qui fait de nous un temple de chair.
J’ai aimé des Bruno et des Philippe et je les aime encore. Même si je ne suis plus la même, l’amour demeure intact, hors d’atteinte. Il est la porte qui ne se referme qu’en apparence. Qui n’oublie rien, pas même le Bruno mort. L’annonce de son décès a été un choc, celui de la disparition de la partie visible de l’iceberg. Il emportait avec lui ce que nous avions vécu, en étant presque l’unique témoin. Mais y en-t-il jamais que soi-même ? Que savent les autres des histoires qu’ils voient se vivre sous leurs yeux ? Si peu.
Mes amours m’ont écrit de beaux textes, dit des paroles puissantes, fait de magnifiques cadeaux. J’ai écrit de beaux textes, dit des paroles puissantes et fait de magnifiques cadeaux. Tous vrais, tous sincères et premiers, mais pas forcément à la bonne personne : on ne s’acquitte pas toujours d’une dette d’amour à celui auprès de qui on l’a contractée. Or Bruno et moi étions les bonnes personnes l’un pour l’autre.
J’ai sur le moment ressenti une amputation fulgurante, celle de la moitié de ce que nous avions vécu ensemble. Ce vertige a duré une semaine, violent. Le passé en pleine face, puit sans fond qu’on découvre sous un amas bigarré de feuilles qu’on croyait mortes. Pourtant, par-delà la tristesse, le corps m’a rappelé la chaleur de ce qui restait de lui en moi. C’était tiède et vivant. Intact :
Bruno m’avait entrainée dans sa petite auto à la faveur d’une promesse de beau temps. Oui, le temps était heureux et beau puisque nous étions jeunes. Il me conduirait au lieu secret de lui seul connu. Il avait préparé nourriture à picorer, et mon panier d’osier se chargeait du boire. L’on balançait les victuailles sur le siège arrière de la petite auto et on partait. C’était un vieux modèle dont il chérissait l’exotisme temporel. Assis au volant de la 4L blanche, il revêtait un délicieux air désuet dont il ne boudait pas le plaisir, au contraire, il le faisait ostentatoire.
« Le couple parfait. Lui : calme et doux. Elle : belle, forte et volontaire. » me disait-il. Dans sa bouche, la femme avait toujours droit à un adjectif supplémentaire.
La jauge d’essence nous annonçait tout juste un aller-retour, mais cela nous semblait royal. Car ça l’était, royal !
J’étais fraiche étudiante, il était jeune et mélancolique capteur d’images, et à chaque fois qu’il en prenait l’heureuse initiative, on quittait l’étouffante rumeur de la ville pour le charme discret des départementales du canton. Je ne voulus jamais savoir par quel chemin nous y allions. C’était la surprise annoncée, qui comptait pour la moitié du plaisir. C’était le jeu de l’aventure. Il s’agissait de don de soi et de don à soi. Ce qu’on appelle communément amour.
« On va à La Beauté ! », m’annonçait-il. Et cela résonnait comme incroyable promesse, même après y être déjà allé trois ou quatre fois. Car La Beauté n’était pas seulement un lieu, elle avait l’incomparable goût des promesses immanquablement honorées, le goût rare de la confiance. C’est ce luxe qui m’installait heureuse sur le siège passager avant, allongée tête docile sur ses cuisses tandis qu’il conduisait. Il conservait ainsi le secret de l’itinéraire qui menait à sa Beauté, et dont jamais je n’osais déflorer la localisation exacte. Consulter une carte du coin pour repérer ce lieu-dit aurait été blasphème à la grande délicatesse dont son âme d’enfant me faisait cadeau. Nous accomplissions ce rituel dans les rires d’un jeu complice et sous le soleil exactement. Juste en dessous. Bien sûr, nous chantions cette chanson.
Moi, ce que je voyais de ma position enfantine, tête posée contre ses longues cuisses de bel échalas, c’était lui et encore lui. Tout le long du gai trajet, c’était sa belle tête heureuse entre deux grandes vagues à l’âme, son tendre sourire en coin et le ciel qui défilait. Sa malice se découpait à merveille sur ce fond bleu, les nuages d’été réhaussaient le tout de leur bonté blanche et joufflue. Les arbres se penchaient pour un salut rapide et amusé puisque tout nous était complice, jusqu’aux feux de circulation qui, nous voyant arriver, viraient au rouge pour prolonger le tendre périple.
L’étang nous attendait, miroitant de l’autre côté de la petite maison de la petite grand-mère depuis loin décédée. Il fallait pour l’atteindre traverser la petite route, peu fréquentée, certes, mais qui m’inquiétait toujours un peu. Petite maison et étang séparés par un potentiel danger. Je restais vigilante, gémeaux ascendante chien de berger. Outre cette crainte larvée, tout était doux et petit, là-bas. Petit n’y était pas étriqué, petit y était maison de poupée, échelle d’enfance heureuse. L’espace de la maison étant menu, son grand corps à lui y était à l’étroitesse feutrée du nid grand maternel, et cela le rassurait. La maison était maisonnette, nous y étions enfants, et la vase du fond d’étang caressait nos pieds nus de la plus bienveillante des tendresses. Cela le ramenait à des temps parfaitement sereins, et il en était toujours souriant, apaisé le temps du voyage et de la visite. Car cet être de trop d’idéal ne savait échapper à l’acidité de la mélancholie, se laissant régulièrement tourmenter par doutes et déceptions variées autant que vivaces. Cela lancinait en lui depuis…depuis temps immémoriaux. Ces ombres le retranchaient souvent quelques jours dans son antre, tandis que cloitrée d’angoisse sourde, et vaquant cahin caha à ma propre vie sans lui, j’égrenais des messages d’espoir sur son répondeur. Il fallait éviter les questions, je le savais. Son escarcelle en regorgeait, je devais me tenir hors de cette saturation pour ne pas m’y voir associée. Je l’assurais donc de ma présence aimante, là, quelque part, accessible à son souhait. Quand il me faisait enfin signe que sa route était dégagée, je reprenais mon chemin vers lui, débarquais sonner à sa porte, une plante épanouie à la main. Son appartement se remplissait ainsi de la vie qui cycliquement lui faisait cruel défaut. Il m’en était toujours reconnaissant, flattant le rôle de flamboyance qu’il me plaisait d’endosser dans notre couple. Il avait parfois tellement pleuré que ses yeux noisette devenaient trous noirs de geais. Ce bel échalas, cette grande chose, ce lunaire était fragile de toute sa longueur, de toute sa langueur. Il semblait roseau, il pliait mais ne casserait point…jusqu’à aujourd‘hui.
La mort imprime le temps en nous pour nous punir de la liberté suprême de ne jamais oublier nos aimés. Mais elle se trompe éhontément. Car chaque « A tout à l’heure » reste un éternel « maintenant ».
SIGNATURE
Lundi 13 février à 20h30
au Café de Flore
Lectures par
Stéphanie Cals,
Rachel Rita Cohen
&
Damien Paisant
Stéphane a 42 ans, il aime ses chiens, l’espace et le chocolat. Il a deux Rottweiler. Le plus sombre est vieux, il ne se lève pas toujours pour venir me saluer. Quand j’arrive le matin, je sens bien qu’il mesure son envie d’être caressé à l’aune de sa fatigue. Qu’il évalue si l’effort à fournir par ses vieux os vaut le plaisir des flatteries humaines. La réponse est souvent positive, mais il reste parfois le corps collé au sol et ne remonte vers moi que ses beaux et grands sourcils de star du ring finissant. Je me baisse alors jusqu’à ses yeux vitreux et lui parle tendrement en lui grattant le jabot. Plus je le félicite de sa gentillesse, plus la bave dégouline de ses grosses babines. Cela ne me dégoute pas, c’est ainsi. Quand je retire ma main pour boire le café et manger un gâteau avec son maitre, la manche de ma veste est toute gluante. Ce n’est pas grave, je lave ces tâches quand j’arrive au travail. Les fois où il trouve l’énergie de transporter toute sa belle chair animale et compacte jusqu’à mes caresses, je sens l’envie qui le dévore d’être à nouveau jeune chien fou. Il tente de jouer un peu, s’emballe à son rythme, lentement et brièvement. Je lui sais gré de cet enthousiasme puisque le mien est à sa hauteur si ce n’est en force, en tout cas en sincérité. Il n’est pas rare qu’emportée par notre élan commun je me retrouve ses deux énormes pattes posées sur le haut de ma poitrine, presque aux épaules, luttant pour ne pas perdre l’équilibre sous tant de poids. Il sait qu’il n’a pas le droit de faire cela mais il est comme moi, il ne résiste pas à une bonne accolade. Il a parfois même le temps de me lécher toute la figure avant que Stéphane ne le rappelle avec force à l’ordre. Jurassik obéit toujours au doigt et à l’œil à son maitre. Jurassik, c’est son nom. Il a déjà plusieurs fois ouvert sa gueule si grand qu’il a mis presque toute ma tête dedans. Pourtant je n’ai jamais vraiment craint qu’il me fasse du mal. C’est la surprise et l’inégalité des forces en présence qui me font reculer.
Le deuxième chien de Stéphane est blanc comme neige. Et molosse. Et jeunot. Quand son maître lui en donne la permission, tôt le matin et tard le soir, il court heureux sur toute la longueur du parvis de l’Hôtel de Ville. Gentil, jeune et impressionnant. Contrairement à Jurassik, Sam n’attend pas de me sentir toute proche pour me manifester son enthousiasme. Sam, c’est son nom. Il me voit de loin et trépigne jusqu’à ce que Stéphane l’autorise à venir à ma rencontre. Stéphane tient ses chiens et il a raison.
Un matin, Sam n’est pas là, il n’y a que Jurassik. Quand je m’en inquiète, je comprends que le sujet peine trop Stéphane pour approfondir : il évite mon regard et me fait une réponse incohérente. Cela se produit chaque fois qu’une grande émotion l’assaille. Il me dit « Sam est avec Brigitte Bardot. » et le répète trois ou quatre fois pour que je n’en parle plus. Alors ce matin-là on reste à boire le café en silence et j’abrège. Sam réapparait plus d’un mois après sa disparition soudaine et Stéphane se contente d’acquiescer à la question « Vous l’avez retrouvé ? ». Je n’épilogue pas.
C’était il y a une grosse année. Depuis, Sam a à nouveau disparu. Cette fois je n’ai rien osé dire. Cela fait maintenant six mois que Sam manque à l’appel.
Pendant trois ans j’ai rencontré Stéphane, ses chiens et sa passion pour l’espace des magazines que je lui achetais. Trois années quatre fois par semaine au petit matin quand le bitume devant le BHV le rendait à une nouvelle journée de solitude et d’errance. Si en sortant du travail à 19h je le voyais parfois déjà endormi blotti contre ses chiens, je savais qu’il avait eu une journée particulièrement difficile. Parfois il disait qu’il s’ennuyait, parfois que c’était dur, qu’il lui faudrait une domiciliation, le RSA. J’ai cherché des adresses, des associations, j’ai pris des rendez-vous, mais comme il disait que les Américains étaient en train d’acheter la ville pour y mettre des millionnaires et que son père avait rencontré sa mère au Kenya et qu’il allait parfois voir son oncle à Pierrefitte mais qu’il était trop vieux pour rester avec lui, que de toute façon il allait bientôt mourir, que son père était parti en Afrique pour Noël et ne voulait plus revenir à cause des Américains qui achetaient la rue et même celles autour et qui allaient bientôt arriver avec leurs milliardaires dans des tanks aux Champs-Elysées parce que sa mère était une bonne cuisinière mais que son oncle de toute façon allait bientôt mourir, bien sûr, il n’est jamais allé aux rendez-vous. J’ai fini par capituler. Certains jours j’ai fait des détours pour ne pas le rencontrer parce que je ne savais plus quoi faire ou dire. Il traversait tout Paris jusqu’à Denfert-Rochereau pour aller se doucher et changer ses affaires. Il y avait un casier où il gardait notamment la petite radio que je lui avais offerte. Il allait se doucher deux-trois fois par semaine mais parfois il n’était pas difficile de comprendre que le découragement le clouait à la crasse de la rue comme un Christ en croix. « Je suis à la rue. », me disait-il. La journée il aimait aller aux Champs-Élysées, il me disait « Vous connaissez ? C’est facile si vous voulez y aller : c’est tout droit. » Il lui fallait de bonnes chaussures, il marchait beaucoup, y compris la nuit.
Et puis cette année, quand je suis revenue de mon été ailleurs, je n’ai pas retrouvé Stéphane. Je ne saurai jamais ni le début ni la fin de son histoire. Je sais seulement que je ne l’oublie pas plus que je n’oublie les autres accidentés de la vie que j’ai rencontrés :
Bernard, rue Montmartre, qui ressemblait tant à mon père, qui s’est senti partir deux fois, l’engourdissement de la mort de froid. Qui, après des années sous les porches au temps où ils n’étaient pas barricadés de codes, s’est vu attribuer une chambre par une association et avait peur « de ne plus savoir vivre entre quatre murs ».
Marie, rue Montgolfier. 25/30 ans, difficile à dire, des yeux bleus à se damner, une beauté de crasse qui accumulait les immondices dans son coin contre la grille d’une aération. Une fille de la DASS qui criait parfois la nuit sans qu’on l’agresse. Dont l’esprit avait basculé mais qui voulait des magazines d’histoire. Qui s’était fait raser la tête à l’hôpital.
Hans, allemand d’un âge avancé. Devant le magasin Rayon d’Or, rue du temple. On parlait en allemand et en anglais. Il avait été ingénieur et avait tout plaqué, je n’ai pas réussi à savoir pourquoi. Une ex-femme et deux grandes filles en Allemagne. Il savait qu’il était grand-père mais n’avait jamais vu sa descendance. Il est resté là 5 ans, 6 ans peut-être, je ne sais plus. Il a dû être amputé d’une jambe à partir du genou. Puis de l’autre. L’hôpital lui avait donné un vieux fauteuil roulant. Un jour la police lui a confisqué sa petite malle en fer, il a fallu tout racheter. Sa famille ne savait pas où il était et il ne voulait pas qu’on recherche ses filles. Il disait que c’était trop tard et ne voulait pas se laisser convaincre du contraire. Il ressemblait au Père Noël, je l’appelais le Père Noël.
Assen, Rom de Bulgarie. Rue Réaumur. Il avait été électricien dans son pays, puis chauffeur de bus et puis plus rien, la rue à Paris. Sa « Madame » venait parfois de là-bas en bus, un mois ou deux dans la petite tente qu’on avait achetée. Il repartait parfois. Quand il revenait il disait toujours « Trop difficile. Bulgarie pas bon pour Rom. » Assen avait le cœur en sang quand il parlait de la Bulgarie. Je m’y suis rendue bien plus tard et j’ai vu les villages Roms. J’ai compris Assen.
Maria, la petite Rom de 12 ans. Vive, drôle et débrouillarde comme si elle en avait 20. Elle dormait rue de Belleville avec ses parents. Elle est restée là 2 ans. Parfois elle allait dormir dans la petite caravane de son oncle en grande banlieue, mais seulement quand il faisait très froid parce qu’ils étaient 10, dans la caravane. Elle se débrouillait très bien en français, elle était même allée à l’école quelques mois. Elle est montée une fois chez moi pour m’aider à porter des sacs de vêtements à donner aux parents et elle a cassé trois choses en cinq minutes tellement elle touchait tout ce qu’elle voyait. Un matin, la petite famille n’était plus là.
Aurèle, Roumain, peut-être 40 ans. Des yeux incroyables qu’il fermait la nuit à même le sol des marches de l’église Saint-Gervais. J’ai dû commander une tente, il n’y en avait pas en magasin. Il a fallu attendre 10 jours pendant lesquels je voyais bien qu’il ne croyait plus en ma promesse. Je n’oublierai jamais son regard quand j’ai apporté la fameuse « cort », le seul mot roumain que je connaisse. Au début nous communiquions par mimes. Puis par dessins. Très tôt le matin je déposais du café près de sa couche. Nous avions convenu d’un recoin où il me laissait ensuite le thermos vide. Il cherchait du travail, en trouvait parfois sur des chantiers. J’ai vu son visage se tanner aux rigueurs de la rue pendant 4 ans. Parfois il était malade, avait de la fièvre. Ou mal aux dents. Il avait trouvé une canne à pêche et faisait la manche avec, ça faisait sourire les passants. Son fils était en Angleterre. Comme Stéphane et Assen, quand Aurèle parlait de son fils, de son pays ou de sa condition, il détournait le regard pour le lancer le plus loin possible de la souffrance. Et moi, je regrettais de lui avoir posé une question. Il me demandait des nouvelles de mes enfants. Il me disait toujours « Bon courage ». Au début, je crois bien qu’il pensait que ça voulait dire « Au revoir. » Il est parti faire l’ouvrier agricole en Espagne.
Et puis il y a tous ceux et toutes celles dont je n’ai jamais su le nom. Ce que j’ai vécu avec eux, ma propre pudeur le tait même à moi-même. Parmi ces anonymes frères blessés, il y a le géant croisé somnolant sous la neige sur un banc, pieds nus dans des chaussons de papier d’hôpital. Colosse que, par le plus incroyable des hasards, je chausse auprès d’un petit bazar à proximité. Il parle un français de toute beauté, utilise un vocabulaire précis et recherché. Deux ans plus tard, je retrouve le colosse près du métro Saint-Paul. Comment ne pas le reconnaitre ? Je vais à lui, lui rappelle l’aventure du banc. La qualité de son merveilleux français, son phrasé appliqué me confirment que c’est bien lui.
Et puis il y a tous ceux et toutes celles auprès desquels je n’ai pas su aller, leur misère était trop impressionnante et je n’ai pas su.
© 2021 Anne Vassivière
« L’antidote pour la peur, c’est de voir l’autre comme soi-même. »
Barbara Hendricks
En préparant la sortie de mon prochain ouvrage à La Musardine, j’ai retrouvé la présentation* que mon éditrice avait faite de mon roman Parties Communes, et je me suis demandé pourquoi j’aimais tant écrire le corps amoureux.
Écrire Éros, c’est rencontrer l’autre et se rencontrer soi-même. Il ne s’agit pas d’une posture de développement personnel à la petite semaine mais d’une mise en vertige de soi et d’autrui. Une façon de grandir avec l’autre. Cela n’a rien de mièvre ni de tiède. Ça fuse, ça flambe, ça rit, ça crie. Écrire la relation charnelle me relie à mes semblables à travers les âges, les continents et les genres. Le corps vibre dans la chair du mot et, même écrit, même désincarné, demeure le lieu de toutes les rencontres. Ce qui s’exprime dans les relations amoureuses ou simplement charnelles nous dépasse pour le meilleur et pour le pire. Tant d’espoirs s’y cristallisent, heureux ou meurtris. Tant de grands bonheurs et de grands malentendus. Tant d’honnêteté qu’on le veuille ou non, tant d’abandon. La sexualité est zone de pouvoir potentiel et donc, de responsabilité.
La relation charnelle, lieu à vif par définition, nécessite de mettre le feu aux mots quand on en parle. Le corps sexué est certes notre dénominateur commun, cependant il requiert une palette infinie pour naitre sur une page. Un éventail aussi riche que l’expérience humaine, aussi varié que la diversité des corps et des désirs. Des plaisirs aussi. Beau défi pour qui aime écrire.
Pour moi, écrire Éros, c’est participer à la circulation du désir et du plaisir. Ne sont-ils pas comme le sang, une énergie vitale, qu’on les assouvisse concrètement ou pas ? Je refuse de réduire la relation charnelle à une récompense du héros ou à l’espoir d’une princesse. Et je ne m’attache pas à juger les personnes sexuellement libres. Écrire Éros, c’est se concentrer sur la pulsation vitale des êtres et des mots. Mettre le nez dans les cheveux des personnages, regarder leurs yeux se perdre en tendresse ou en furie amoureuse, écouter leur ventre tour à tour crier et ronronner, sentir leur souffle s’amplifier ou se resserrer, compter les battements de leurs artères, devenir complice de l’organique. Personne ne pulse comme sa voisine, comme son voisin. C’est pourquoi parler du corps demande une certaine souplesse du verbe, il faut être prête à aller dénicher et déformer les mots. Car l’émoi est à la fois brouillon et impératif, alors, impossible de s’arcbouter sur la correction grammaticale ou lexicale. Dans mon roman choral Parties Communes, les noms deviennent verbes et vice versa, certains adverbes ont des velléités impropres à la grammaire, cela permet de rester au plus près du grand chamboulement du corps. Le désir est toujours au présent impératif, il se gausse de toute correction, le désir est mal élevé. Si la bouche se déforme dans l’extase, le mot doit se difformer aussi. Un corps honnête ne s’exprimera jamais en suivant des règles grammaticales car les choses complexes dépassent la bienséance ET la grammaire.
Pour toucher quelqu’un avec une histoire charnelle, il faut s’adresser aux neurones de son ventre sans fausse pudeur. Et surtout en tordant le cou aux hontes qu’on nous a inculquées si fort depuis nos enfances de petites filles et de petits garçons. Et sans jugement. Cet aspect de nos vies, l’aspect charnel, nous permet de considérer notre relation à nous-même et à autrui, c’est en cela qu’il est précieux. Une façon de mettre les cartes sur la table. De voir ce qui se passe et ce qui se joue afin de reprendre chacun et chacune notre liberté. Car aucun genre n’est exempt de conditionnements, et le plus conditionné des deux n’est peut-être pas celui qu’on croit. Dans un monde qui nous gave de consommation et de mental, qui en fait une prison bloquant les corps et les cœurs, je milite en écrivant la chair : pour la naïveté du cœur et pour l’instinct du corps. Et vice versa. Pour le profondément humain. Car si je m’accepte dans mes désirs et plaisirs, si je m’accepte telle que je suis, alors je suis hors d’atteinte des jugements nés du pouvoir. Et je suis dans la bienveillance pour moi-même et pour autrui.
Depuis Parties Communes, j’ai participé à trois ouvrages collectifs de nouvelles pour La Musardine et c’est toujours un grand plaisir de prendre place parmi mes consœurs autrices, de découvrir leur univers. Le dernier en date s’intitule INDECENTES, et Octavie Delvaux en est l’éditrice. Treize autrices, treize histoires qui racontent le corps, explorent le désir, regardent le plaisir dans les yeux, célèbrent la vie. Chacune son parcours, chacune son registre, mais une même exigence littéraire qui fait la qualité de l’ouvrage. Treize femmes ont pris le chemin du corps pour trouver l’équilibre parfait entre l’instinct et l’intellect féminin. Les temps ont changé, les autrices accompagnent la révolution qui s’opère dans notre société, elles écrivent librement désir et plaisir. C’est en cela qu’elles se disent « indécentes » : elles ne respectent pas les convenances puisque ces dernières se résument encore trop souvent à des clichés phallocentrés.
Comme l’explique Octavie Delvaux dans l’avant-propos de l’ouvrage, « La littérature est par essence un domaine de grande liberté et les femmes n’ont pas attendu Me too pour s’en saisir. »
Et de conclure : « La littérature doit-elle refléter les évolutions de la société ou au contraire s’y soustraire pour conserver sa poésie ? À titre personnel, j’ai toujours pensé que c’était la totale liberté de ton, la possibilité d’aller toucher aux tabous les plus profonds pour en faire éclore la beauté crue, qui constituent l’attrait de la littérature érotique. »
Le corps est une clef puissante, troublons-le et, comme le marc de café, il nous parlera en vérité. Voilà pourquoi, parmi d’autres sujets, j’aime écrire Éros. Il dit tant de nous.
Et voilà pourquoi j’ai aimé faire partie de cette aventure d’ouvrage collectif. Il a la richesse d’une joyeuse polyphonie et je vous mets au défi de ne pas y trouver plusieurs histoires qui vous ravissent. Lire Indécentes ce n’est pas juste se nourrir, c’est passer du côté des gourmets. Vous ne le regretterez pas !
*« Attention, Anne Vassivière possède une puissance du verbe érotique rare ! Libre et désinhibée, elle nous conte les aventures sexuelles de ses personnages avec des mots forts, obscènes, poétiques, qui mettent le feu aux joues dès les premières pages. Les ébats y sont charnels, emportés, indécents, mais toujours vrais. Ouvrir ce livre, c’est mettre le doigt dans le pot de confiture et s’en régaler jusqu’à la dernière goutte, avec un petit arrière-goût de culpabilité d’avoir poussé le vice aussi loin. De surcroit, par son procédé narratif qui donne voix aux deux partenaires d’une même aventure, l’auteure touche aussi du doigt l’incompréhension, l’incapacité du dialogue qui prévaut parfois dans le couple. Et surtout elle introduit une ironie jouissive qui ne vous épargnera pas quelques grands éclats de rire. »
Présentation de Parties Communes, éditions La Musardine.