C’est en écoutant l’ami Eric Poindron lire un de ses textes aux Lundis du Livre qu’il coanime avec Matthias Vincenot à la mairie du 5ème, que la porte s’est ouverte. La clef en fût brève et efficace, trois syllabes et le tour était joué : la R16.
La voiture de l’enfance, la voiture du père. De tout ce qui n’est plus. Des bons et des mauvais moments. L’enfance est rarement un bébé fleuve tranquille. C’est souvent le pays de la honte et des blessures.
La R16 n’était pas un véhicule bourgeois, loin de là. Mais au moins la nôtre était-elle vert métallisé… dans les petites villes de province, la voiture étiquète les gens aux yeux des autres. Cette couleur étant une option moderne à la version de base, notre R16 n’était donc qu’une semi-honte sociale dans le chapelet putride de celles qu’on accepte d’endosser quand on est enfant. Pourtant elle avait une particularité inaccessible à mes camarades mieux nés : le panache d’appartenir à un aviateur. Les véhicules plus onéreux pouvaient toujours s’aligner, leurs propriétaires n’avaient accès qu’au bitume, notre famille avait le ciel.

J’ai gardé de cette ascendance un amour démesuré pour tout ce qui porte ailes. Oiseaux, poètes, enfants et aviatrices, je l’ai déjà exprimé ici. Nuages aussi. J’aime les réviser et rester incollable à les reconnaître, cela faisait partie des rudiments pour voler. Sans oublier l’alphabet aéronautique international. Et la météo…Je vous défie de trouver quiconque écoute le bulletin radio quotidien plus religieusement que moi. La maisonnée doit cesser toute perturbation sonore, c’est le rituel qui me rattache à mon défunt père. Cela tour à tour agace, amuse et émeut mon entourage. Relie mes enfants à un grand-père qu’ils ont peu ou pas connu.
J’ai également gardé de ces années un amour pour les voitures. Oui, la mécanique. Ayant passé enfance et adolescence si près des avions, je suis familière de leurs entrailles grandes ouvertes et j’aime l’odeur âcre du cambouis. Les tâches de graisse au sol, l’huile noircie d’avoir servi. Les traces olfactives, les preuves tangibles que la mécanique fonctionne, qu’on bichonne le moteur. N’est-ce pas lui qui nous permet d’aller à l’aventure sur terre comme aux cieux ? Et qui sait nous trahir définitivement si on le néglige ? Aujourd’hui encore, l’odeur des hangars d’avions me transporte si fort que j’en éclate en sanglot. Ce n’est pas de la tristesse, c’est la violence d’être propulsée si loin si profond en une demi-seconde.
Dans la R16 paternelle, nous n’avions rien pour écouter de la musique. Quelques années plus tard, en planeur, mon père et moi emportions Oxygène puis Equinoxe pour mieux tutoyer les nuages. Des chants Grégoriens et beaucoup d’orgue…que des décennies plus tard je ne trouverai pas à faire jouer dans l’église de ses funérailles. Honte conséquente à ajouter à mon chapelet personnel.
Mon père était presque toujours absent, ou présent en décalé par rapport à la famille : c’est le lot de ceux qui travaillent pour le loisir des autres. Quand il était là, la maison baignait de musique, un ami aviateur lui avait rapporté du Japon une des toutes premières chaînes haute-fidélité. Je connais encore par cœur les morceaux préférés du père tombé en morceaux quand le moteur de son avion a lâché en 2001 : Il n’y a plus rien de Léo Ferré, Abraxas de Carlos Santana, le concerto d’Aranjuez, the Days of Pearly Spencer de David Mc Williams, Atom Heart Mother et The Dark Side of the Moon de Pink Floyd. Tout Brel jusqu’aux Marquises, amitiés aviatrices obligent.
J’ai depuis eu entre les mains de belles mécaniques automobiles :

Une Delta 88 Royale deux portes, bordeaux. Une Oldsmobile dans les rues de Paris et celles, serrées, de ma petite ville auvergnate, un régal en soi ; j’aimais la gageure de trouver une place pour la garer, j’y parvenais toujours. Et celui de la faire passer dans des petites rues sans rayer ses cinq mètres cinquante de long, ses deux mètres de large. La fierté de l’apporter à réparer chez le mari mécanicien de ma nounou adorée. Presque deux tonnes qui mettent à mal la plate-forme élévatrice de son petit garage de campagne pour régler un problème de frein. Impossible de la mettre en hauteur vu son poids, mais il n’aurait pour rien au monde renoncé à s’occuper d’une reine pareille. Sa ligne parfaite, la musique de son V8 me valaient d’être systématiquement arrêtée par la maréchaussée à chaque trajet jusqu’en Auvergne. Certes, policiers et gendarmes me rappelaient l’obligation de la passer aux mines, mais ce qui les intéressait ce n’était pas d’embêter une femme seule avec jeune enfant à bord de ce beau monstre venu par bateau des Etats-Unis : c’était de me faire décliner sa fiche technique. Ce dont je m’acquittais avec joie. Je ne roulais pas vite, c’était une voiture taillée pour les longues routes droites des grandes plaines. Mon fils était tout rikiki sur l’immense banquette arrière, j’étais moi-même calée tout au fond du siège conducteur, je conduisais sur du velours. Nous écoutions le V8 ronronner, nous étions les rois du monde. J’ai aimé la Royale, et elle m’a aimée.


Une Porsche dorée qui file de Chicago jusqu’aux chutes du Niagara. La portion d’autoroute où je fais la course avec une autre Porsche. Où l’autre conducteur et moi-même restons flanc à flanc en cas d’apparition de la police. Sur la grand route ou en ville, la sensation forte d’être à quelques centimètres du sol à vive allure. L’accélérateur et les freins qui répondent à la seconde. Une histoire plus animale qu’avec la Royale. Une belle histoire aussi.
Un petit coupé Mercedes rouge décapotable, vraiment du bon temps ensemble. Pas de stress, pas d’adrénaline. Un joli petit flirt.
Une Viper, légendaire joyau noir, énorme et fluide à la fois. Une double bosse sur le toit, des pots d’échappement latéraux, un châssis encore plus bas que celui de la Porsche. Décapotable aussi. Un habitacle dans lequel je m’installe comme dans un cockpit. Son V 10 de 640 chevaux qui passe de 0 à 100 km/h en 3,3 secondes, et de 0 à 200 km/h en 12,1 secondes. Un coupé bestial. Une histoire d’amour entre bêtes.
Le V 12 d’une grosse Mercedes en fuite jusqu’à une gare de banlieue de mégapole américaine, histoire avortée.
Une Cadillac sur la Route 66. Huit états et trois fuseaux horaires. La Cadillac croise « des poids lourds tout droits sortis du premier Spielberg. Moins roots mais tout aussi potentiellement prédateurs, masses de puissance chromée, mastodontes aux rétroviseurs éléphantesques, aux museaux préhistoriques lustrés. Non, ils sont vraiment trop imposants pour qu’on les compare à du vivant. Mécanique pure et dure. Compacte, fascinante. Implacable. Qui fichent vraiment la trouille avec leur dix-huit roues. Tuyaux latéraux qui fument noir, phares et avertisseurs sonores monumentaux, cylindres partout, grandes orgues de la route. Machines à impressionner pour mieux avaler la route. Flotte infernale. A l’arrière des sièges on devine les énormes cabines, antres des serial dévoreurs de bitume. Celui qui m’attire et me terrifie le plus efficacement c’est celui-là, le noir rutilant. » (Extrait de La traversée d’Alice)
Le bonheur qui se déroule en famille sur presque 4000 kilomètres. La Mother Road avec la mère au volant.
J’aime conduire, et quelle que soit la voiture, le fantôme de mon père est assis à côté de moi : c’est lui qui met la musique à fond.
Allo Papa Tango Charlie…
Papa Alpha Papa Alpha Juliet Echo Tango Alpha India Mike Echo Echo Echo
La R16 et 16R de Grande Dame… Que de souvenirs et de similitudes familiales dans ce texte. Merci
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Quelle formidable écriture ! On est embarqué à 180 en 2 secondes.
C’est drôle Anne c’est exactement ce que j’ai vécu avec la Porsche d’un amoureux je lui ai redonné les clefs. En 2 secondes 180 c’est enivrant. Et puis la Chrysler de 10 mètres de long aux États-Unis…
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