
Ce que je dois au théâtre, c’est bien sûr une ouverture des sens, de l’esprit, du cœur… mais plus que tout, c’est son exigence envers moi. Son injonction à recevoir, à transformer, à ne pas m’endormir dans la passivité de mon quotidien, à ne plus douter de mon existence active, à en faire quelque chose de conscient. Voilà l’évidence avec laquelle je suis ressortie du Théâtre du Rond-Point hier.
Je chéris particulièrement ce lieu pour la générosité de son architecture, le contre-point géographique et symbolique qu’il constitue avec le Palais de l’Elysée, et la qualité du grain qu’on nous offre à moudre. Le grain d’hier était de la meilleure récolte puisqu’il s’agissait de la création de Pierre Notte L’homme qui dormait sous mon lit, servi par les excellents Muriel Gaudin, Silvie Laguna et Clyde Yeguete.
Je n’en déflorerai pas le sujet car ce n’est pas mon propos et que, surtout, je vous invite chaleureusement à aller voir ce spectacle d’ici au 30 janvier. Je dirais simplement qu’il s’agit d’un travail au cordeau d’1 heure 15 de pure conscience. Comme quand on fait zazen et que le maître vient sans bruit et par surprise vous donner un petit coup sec et précis qui vous réveille durablement. D’ailleurs le sourire des comédiens au salut en dit long sur la qualité de la pièce et leur plaisir à la jouer.
Sur le chemin du retour, j’ai mesuré à quel point j’avais été nourrie et j’ai revisité tout ce que je dois au théâtre : plus d’esprit, plus de cœur. Plus de corps aussi, car c’est un art de mots et de chair. Il fait tout vibrer, acteurs et spectateurs.
Issue d’une famille modeste de petite ville provinciale, j’ai vu très peu de pièces dans ma jeunesse, j’ai donc le luxe de me souvenir précisément du plaisir qu’elles m’ont procuré. La toute première était la production locale d’une troupe amateure du département qui donnait un réjouissant Ubu Roi dans l’ancienne halle aux grains rebaptisée Salle des fêtes. J’étais frappée, emportée. Commencer une carrière de spectatrice de théâtre par cette pièce crue, drôle et corrosive était joyeux présage, j’avais 10 ans et, naturellement, je me suis ensuite inscrite aux cours de théâtre du collège, puis j’ai poursuivi dans diverses structures jusqu’à l’âge adulte. Etudiante, j’ai même rejoint la troupe qui était venue jouer Ubu Roi dans ma petite ville.
J’avais 20 ans pour mon deuxième jalon théâtral, je vivais en chambre étudiante dans la préfecture du département. Un cheval déboulait sur scène et ruait presque sur le premier rang des spectateurs. C’était fort, c’était charnu en mots et en corps. Même sans le cheval ça aurait été plus animal que tout ce que j’avais vu auparavant dans les festivals locaux de spectacles vivants. D’ailleurs je me fichais de cet anachronique réalisme-là, un cheval sur une scène de théâtre. Ce que je voyais, c’était le symbole vivant de l’énergie théâtrale la plus pure. Je me fichais de retenir qui avait monté le spectacle puisque mon corps en avait compris la vibration essentielle. Jamais auparavant je n’avais approché tant de mots et de chair ensemble. Les livres pouvaient bien aller se rhabiller : j’avais rencontré le théâtre, le grand plus de ma vie. Je n’ai pas la nostalgie de ce moment de découverte fondatrice, non, car ce qui s’est inscrit en moi ce soir-là, c’était la promesse d’être sans cesse renouvelée en allant au théâtre toute ma vie durant.
Je réaliserai plus tard que j’avais innocemment vu Patrice Chéreau mettre en scène Gérard Desarthe dans Hamlet. Ma vie de spectatrice de théâtre serait donc parrainée par Shakespeare et Chéreau, il y a bonnes fées plus médiocres. Ne pas connaitre ce metteur en scène m’avait permis d’en recevoir l’évidence sans filtre aucun, avec l’accès direct qu’on a des grandes émotions quand on a 20 ans.
Le théâtre c’est maintenant, là. Pas demain. Ça n’attend pas que le temps passe à ne rien faire, c’est le moment présent puissance 10. La vie passée au microscope, le cristal du présent, son gemme le plus brut, ça n’a rien à voir avec le mensonge. Le vrai mensonge est dans la vie.
Le théâtre c’est l’urgence, comme vivre, comme être adolescent ou avoir 20 ans. Ou 55 ans aujourd’hui. Ou plus demain. C’est vivant et ça parle aux vivants. Oui, ce spectacle m’avait confirmé que j’étais vivante, moi qui étais dans l’auto-contemplation morbide des jeunes sentiments tourmentés, aux prises avec la douleur de naitre à un monde dont on réprouve bien des aspects. Aujourd’hui encore c’est la qualité de vie concentrée et révélée qu’offre le théâtre qui me pousse à y retourner sans cesse. Cet art exige quelque chose de moi, il me somme de quelque chose. De conscience, d’ouverture. Il fait semblant ? Il fait tout sauf semblant ! Les enfants ne font pas semblant quand ils jouent, ils font du « On dirait que… », c’est différent. C’est « du semble » qui n’est pas tromperie.
Les pièces suivantes m’ont montré que je pouvais être intelligente de corps, de cœur et d’esprit, de tout en même temps, de tout maintenant. Le théâtre me fait toujours l’effet de cette parfaite synchronicité. L’urgence de mes 20 ans ne s’était pas trompée. La mascarade orchestrée qu’est le théâtre était la preuve irréfutable que j’existais vraiment et que ma vie valait la peine d’être vécue. Et elle le reste en toute liberté car c’est une bête qui ne peut vivre que libre sinon elle s’atrophie et devient divertissement.
Je retourne sans cesse au théâtre pour m’assurer d’être réveillée, pour rester alerte. Je ne lui demande pas de réponses, juste des questions, de nouvelles portes et du sens. De la communion aussi. Je demande à être bousculée pour ne pas sombrer complètement dans ma paresse naturellement humaine. Le théâtre m’empêche de me laisser aller, il me met en mouvement. Assise, même mal, en face de ce que la scène me raconte, je fais l’expérience de la verticalité de ma conscience d’humain. Je ne m’y retranche pas dans l’ombre dans laquelle je me tiens assise en tant que spectatrice. Je ne m’y dérobe qu’en apparence. La salle de spectacle et la scène sont lieux de paradoxe. Tout comme ma propre personne, lieu de perpétuel paradoxe. En mettant l’action à distance, le théâtre me met à distance salutaire de moi-même et pourtant il concentre le présent dans une tête d’épingle, là, sur scène. Il me concentre dans une tête d’épingle et, avec ce que je comprends, crois comprendre ou ne comprends pas du tout, de nouvelles portes s’ouvrent à moi. J’entrevois des compréhensions neuves du monde et de moi-même.
Voilà où m’a mené la création qui se joue actuellement au théâtre du Rond-Point dans la salle Jean Tardieu. Pierre Notte y fait la preuve que son travail est le mélange parfait entre l’esprit et l’instinct.
© 2022 Anne Vassivière
Illustration Roland Topor
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