
** pour peindre, je dois revenir totalement dans le corps et me défaire du monde extérieur et de son jugement. C’est pourquoi je suis incapable de peindre en compagnie. Je ne tolère que musique ou radio. Je me rends à l’atelier en ½ heure de métro ou ¾ heure de bus qui sont consacrées à me vider la tête de mes contemporains en les regardant comme une race extérieure à moi-même. Le trajet est utilisé comme sas pour arriver à l’atelier en pleine possession de mon énergie corporelle propre. Je n’y vais que si j’en sens l’urgence me dévorer suffisamment pour traverser tout Paris.
** pour écrire, c’est le processus inverse : je dois totalement m’extraire du corps, résister à aller le balader alors que le soleil brille, refuser d’aller lui poser le derrière dans l’herbe du parc d’à côté pour parler amour et sens de la vie avec les copines. Il ne faut pour autant pas oublier ces sensations car je dois aller les chercher pour écrire suffisamment incarné et trouver écho avec lecteurs et lectrices. Il s’agit donc d’un grand écart constant et épuisant.
*** pour peindre, je déballe tout, j’étale tout : tout doit être à immédiate disposition parce qu’une fois que la vanne est ouverte, ça fuse, ça ne s’arrête guère. Tout, c’est quoi ? Tubes de peintures diverses, feutres, crayons de couleur, pastels, plumes, serviettes de papier coloré, feuilles d’or, dentelles de vieux sous-vêtements usés, papier de soie, papiers brillants de chocolats, cigarettes et Mozart Kugeln, pigments fins, ficelles, bouts de laine etc… Si je commence ma journée de peinture après 10 heures, j’estime que ça ne vaut pas la peine. Je m’arrête faute de carburant vers 19h, exténuée.
*** pour écrire, c’est l’exact contraire, tout doit être rangé : si tout est net à l’extérieur, tout le sera à l’intérieur. Le lieu le plus propice pour écrire, c’est donc la nuit. La nuit est un lieu plus qu’un temps puisqu’elle absorbe les heures dans son silence et en désamorce la déflagration. C’est le lieu béni où, pour citer Jules Renard dans son journal d’écrivain « On ne provoque pas : on attend. »
La nuit est l’incarnation de la solitude nécessaire à l’écriture, elle est la porte privilégiée vers l’inconnu qui s’invite sur la feuille.
J’y écoute son silence bavard, j’y entends mieux ce qui m’est dicté. Car si c’est par l’intermédiaire d’autrui que je suis devenue autrice, intimement, c’est-à-dire dans le faire, je me sens scribe. L’écriture me réveille la nuit pour m’obliger à au moins 2 insomnies créatives par semaine. La 3ème est offerte.
Comme nous l’explique Laurence Biava dans son excellent Le Goût de l’écriture au Mercure de France, « L’inspiration est un saisissement ». J’ajouterai même qu’écrire a quelque chose de brutal qui est peu enviable. Quand l’injonction d’écrire se pointe, j’essaie souvent et en vain de faire diversion en m’activant soudainement à des tâches subsidiaires et ménagères. Je tente de fuir car je sais que ça va être violent, que s’il s’agit d’une vague « honnête », elle va m’entrainer dans des profondeurs peu agréables. Écrire, n’est-ce pas souvent faire ce travail que lecteurs et lectrices sont soulagés que l’écrivaine fasse à leur place ?

Pour moi, peindre et écrire, c’est se livrer pieds et poings liés à une tension immense qui, régulièrement semble vaine.

**** je travaille sur 8 à 10 toiles en même temps. Pendant qu’une stagne, l’autre réclame une couleur ici un trait là, celle-ci sèche dans son coin, celle-là se débloque parce que j’ai trouvé le point d’équilibre sur la 5ème, je découpe un bout de la 6ème pour le coller sur la 7ème, cela déclenche une nouvelle idée sur la 8ème et ainsi de suite…
Cette profusion m’oblige à gérer l’espace de l’atelier d’une façon extrême : tout l’espace étant occupé, je dois travailler assise, debout ou accroupie par terre.
« Le pinceau est la canne blanche du peintre qui cherche à avancer. » De Galienni.
**** peinture et écriture se rejoignent sur ce point : j’écris plusieurs romans, nouvelles ou articles à la fois. Mon premier roman est un roman choral avec 16 personnages dont les histoires s’entrelacent dans un même immeuble.
Que ce soit dans cet ouvrage ou dans ceux qui suivent, ce sont clairement les personnages qui dictent et je rédige, c’est pourquoi je rature peu. L’immense travail consiste ensuite à nettoyer et mettre en place, c’est le travail de l’autrice. L’œuvre se dicte, je récolte. Ne dit-on pas « prêter » sa plume ?
« Je suis seulement l’ouvreur de fenêtre. Le vent entrera après tout seul. » Jean Giono.
J’ai la conviction d’être scribe car je ne peux guère créer si mon ego n’a pas été muselé avant. Je dois en faire table quasi rase sinon je fais « du coloriage ». Pendant « le faire », l’ego est obstacle. Je dois faire le vide car contrairement au néant qui est absence d’énergie qui aspire tout, le vide est champs de possibilités.
Dans Le degré zéro de l’écriture, Roland Barthes parle « d’une poussée, non d’une intention ».
Ma démarche est autrice, ma pratique est scribe. Que ce soit en peinture ou en écriture.
* Les citations sur l’écriture sont tirées de l’ouvrage de Laurence Biava, Le goût de l’écriture, publié au Mercure de France