Les Saisons de Lili : Épisode 3

3.


© 2020 : Anne Vassivière

Pour la grande fête de notre petite ville, tous les enfants des écoles se réunissent pour faire le grand tour du grand boulevard circulaire. On est tous habillés en blanc et on défile derrière la banderole avec le nom de notre école. On part de la mairie et les gens nous applaudissent tout le long du chemin jusqu’au grand terreplein qu’on appelle le Bout du Monde. On fait des arrêts toutes les cinq minutes pour qu’on nous admire bien. Ce jour-là tout est grand et même immense. Au-dessus de la Pharmacie du Progrès, entre la bonne charcuterie où on va jamais et le BabyLuxe où on va pas non plus, il y a toujours une belle vieille Mémé qui nous fait coucou depuis sa fenêtre. Je connais pas son nom mais je l’ai vue plein de fois dans la rue avec sa canne quand elle va au Casino d’en face, à côté de la belle vitrine de la droguerie. Quand je la vois, j’arrive pas à regarder ailleurs parce qu’elle est la seule de la ville à porter un pantalon. En plus c’est même pas un pantalon en laine comme ceux que notre mère nous tricote et qui nous grattent tout l’hiver surtout quand on a pris la pluie ou la neige sur nos vélos d’écolières en remontant la côte au-dessus de la rivière gelée. Elle, c’est des vrais pantalons de toile, qu’elle porte. On se doute juste qu’elle est vieille parce qu’elle ressemble à une gentille paille abimée qui marche avec une canne.
Le jour de la grande fête, la fanfare de la grande usine ouvre la marche, suivie par les majorettes habillées en blanc et bleu. On dirait qu’elles sont descendues du ciel. Y en a une que j’aime particulièrement regarder parce qu’on dirait une grande sœur, une moi mais en beaucoup beaucoup mieux.
C’est ma couleur préférée à moi, le bleu ciel. Et aussi le jaune de mon vélo et de ma jupe préférée, et aussi bien sûr le orange du sous-pull de Michel. En fin de défilé il y a des chars décorés de fleurs en crépon. C’est le début de l’été, c’est le bonheur, c’est la Fête de la jeunesse. Pendant toute l’année, le prof de gym nous a fait répéter un enchainement minuté, alors le jour J, c’est magnifique ces centaines de bambins qui font exactement les mêmes gestes au même moment sur la grande pelouse. Tout le monde est fier, mais la petite sœur, elle, elle aime pas ça parce que ça l’angoisse parce qu’elle a très peur de se tromper dans les mouvements d’ensemble. Et puis ça l’angoisse aussi parce que le prof de gym nous interdit d’être malades ce jour-là. Moi, ça m’angoisse pas du tout, même si c’est obligatoire, et même si c’est super obligatoire. Ma mère aussi, ça l’angoisse parce que c’est difficile pour nous de trouver des habits blancs et des chaussures blanches parce qu’on n’a pas d’argent pour ça. On est un peu justes, comme ils disent les parents. C’est ça qui angoisse ma mère et la petite sœur quand la date de la grande kermesse arrive. Moi, ça m’angoisse pas mais j’ai honte quand ma mère commence à demander autour d’elle si quelqu’un pourrait nous prêter des habits blancs, même un peu trop petits, même un peu trop grands.
Moi, j’aimerais tellement être une majorette. Parce qu’elles sont toutes très très belles avec leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus. Presque comme moi sauf pour les cheveux parce que les miens sont châtains, et châtain, c’est rien. C’est même pas une vraie couleur.
La petite sœur, la seule chose qu’elle aime à la Fête de la jeunesse, c’est la distribution du gouter gratuit.
Après les mouvements d’ensemble, on va aux stands et on fait des super jeux comme la course à l’œuf ou la course en sac ou la course des chèvres et aussi des pêches à la ligne. Nous, on peut pas en faire beaucoup parce qu’on n’a pas beaucoup de tickets mais c’est quand même la fête et on rigole bien quand on voit les autres faire et rater. Surtout la fois où la chèvre de la méchante Pascale ne voulait plus avancer et qu’elle était coincée au milieu du parcours avec sa chèvre têtue comme elle. Elles faisaient vraiment très mauvaise figure, Pascale et sa chèvre. Ce jour-là j’étais bien contente de pas avoir les sous pour participer à la course des chèvres. Et il y a aussi une grande tombola et aussi un grand bal. C’est mon moment préféré de l’année. En plus, le week-end d’après, il y a la fête avec les manèges, et moi, ce que je préfère c’est monter dans l’hélicoptère parce que c’est presque le seul qui bouge pour de vrai et surtout qui monte en l’air et en plus c’est mieux pour attraper le pompon. Quand je serai grande et qu’on aura de l’argent, je pourrai faire autant de tours que je veux et aussi faire des autos tamponneuses et aussi de la chenille quand je veux. Sans demander aux parents. Et aussi manger de la barbe à papa, et même si je veux, des pommes d’amour. Et aussi quand je serai grande et que j’aurai mon argent à moi de ma paye, j’irai chez la Lucienne, la marchande de bonbons en face de l’école, et j’achèterai des tonnes de boules coco, des tonnes de soucoupes à la poudre qui pique, et aussi des œufs aux plats, des têtes de nègres, des souris, des Pipasol et aussi des vrais-faux coquillages à lécher, pas ceux que ma mère nous fait dans les cuillères, et aussi deux colliers de bonbons, un pour le boulotter et un pour être jolie.

Les parents m’ont amenée au cours de danses traditionnelles parce que c’est pas cher et que c’est un ami à eux qui s’en occupe et qui dit que c’est important que les jeunes savent d’où ils viennent et participent à les sorts des traditions ou quelque chose comme ça. Mais moi je veux faire de la danse classique. On m’a prêté une robe moche et des sabots en bois qui font mal et il m’a fallu deux mois pour convaincre les parents que j’aimais pas ça et que le son du biniou me donnait mal à la tête et aussi des fois des nausées. Ce que je savais pas c’est que pendant ce temps ma mère économisait pour pouvoir m’inscrire aux cours de danse classique municipaux parce qu’ils sont moins chers que ceux dans le beau bâtiment à côté du parc. Ceux où va ma cousine. J’y suis allée deux fois, aux municipaux. Ça sentait mauvais parce que dans cette salle municipale il y a les cours de judo municipal juste avant. Et puis, la troisième fois, j’ai fait pipi dans mon tutu qu’elle m’avait trouvé et qui était trop petit pour moi. Je n’y suis jamais retournée. Si j’avais été deux, j’aurais eu le courage d’y retourner. Je veux dire, deux comme avec une meilleure amie ou une grande sœur. De toute façon il fallait avoir de la musique classique chez soi. De toute façon nous, on en a pas.

A suivre…

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