À Edith qui n’aimait pas la neige

Elle en parlait comme d’une ennemie sournoise et têtue, on s’en étonnait poliment mais elle nous faisait vite ranger le costume engoncé du citadin qui ne connait des flocons que forfaits, remonte-pentes et tableaux de maîtres. La neige avait éprouvé Edith toute son enfance, plus de six kilomètres en sabots de bois jusqu’au village et son école. Ses parents tenaient l’auberge des pèlerins dans la montagne près de la chapelle. Six kilomètres blancs et glacés. Puis rentrer du bois pour allumer le feu en arrivant dans la salle de classe. Puis six kilomètres retour. Alors personne ne bronchait quand Edith disait qu’elle n’aimait pas la neige.

On l’enterre demain au village, le sien, celui où les gens ne l’aiment pas du tout ou l’adorent. Avec les femmes libres, il faut choisir son camp.

Il fallait du courage pour avoir une enfant seule en 1963 et tenir l’hôtel-bar-restaurant où tous descendaient pour les foires d’antan. Des années à nourrir les ragots de ceux qui vivent tout petit et jalousent la liberté d’une femme têtue comme la neige. Les murs en ont de bien belles à raconter. À la retraite, qu’elle ne connaissait que sur le papier, elle avait fait construire une grande maison d’hôtes et six chalets dont elle m’avait vendu celui avec la plus belle vue en passant par-dessus l’agence immobilière parce que nous nous étions beaucoup plues. C’était il y a 20 ans, un héritage m’ayant permis de faire un peu la fourmi plutôt que la cigale.
S’ennuyant avec des visiteurs trop tièdes pour elle, toujours gourmande de grandes tablées et de discussions exaltées de philosophie, mystique et politique, Edith avait ouvert un nouveau bar-restaurant au cœur du village. Toujours plein pour un verre, un jeu de la Française des Jeux ou un bon repas de spécialités locales. Les jours de marché avaient presque le faste d’antan au grand hôtel. Quand on allait la voir chez elle, mêmes obligations : boire, manger, parler de Dieu et de politique.

Une petite bonne femme intelligente, drôle, toujours à entreprendre. Avec une énergie et un franc parler à faire rougir le tonnerre quand il roule depuis le plus haut massif du coin. Une femme qui jurait si elle voulait, avait les amours qu’elle voulait et ouvrait la procession pour monter la Vierge Noire jusqu’à la chapelle où la statue passe l’été. Edith marchait devant la Vierge, et devant le curé.

Ce soir, je suis près du feu de la cheminée qu’elle a faite construire, dans la chaleur des murs de bois qu’elle avait choisis, sur son banc, à sa table où festoyer en famille et entre amis, une truffade servie dans la vaisselle jaune et bleue dont elle avait pourvu la petite maison. Tout l’électroménager est d’origine Edith. Même la bouilloire de mon thé. Elle, est à 400 mètres de ma petite maison, allongée sur la glace dans une chambre mortuaire en attendant la cérémonie de demain. J’ai retardé mon retour à la capitale pour accompagner la procession de cette femme qui restera pour moi un modèle de vie. En écrivant ces mots, j’entends sa voix et sa malice. Et je suis partagée entre rires et pleurs, je navigue entre prières et sourires. C’est ça, aimer un être qui ne peut pas mourir.

5 commentaires

  1. Avatar de Julien CENDRES Julien CENDRES dit :

    Merci pour elle, chère Anne…
    (j’aurais aimé la connaître…)

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Anne Vassiviere Anne Vassiviere dit :

      Vous vous seriez entendus du feu de Dieu 😉

      J’aime

  2. ce que tu écris et notamment les dernières lignes est si juste, Anne…un bel hommage

    Aimé par 1 personne

    1. Avatar de Anne Vassiviere Anne Vassiviere dit :

      Merci beaucoup, chère camarade. Retrouvons-nous mercredi pour rire ensemble.

      Aimé par 1 personne

  3. Avatar de LE BESCO caty LE BESCO caty dit :

    Absolument superbe ton texte Anne, Magnifique mes pensées t’accompagnent je t’embrasse fort ma voisine préférée ! caty

    Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire