C’est la joie, c’est les vacances, la délivrance du joug urbain. On prend la route des promesses au tout petit jour pour éviter le troupeau motorisé qui rentre et sort de Paris comme un chien rendu dingue par la porte toujours ouverte. On est dedans alors on veut être dehors. On est dehors alors on veut être dedans. Le premier jour des vacances, on s’en fiche pas mal, de tout ça, nous, tout ce qu’on veut c’est filer réveiller la petite maison pour qu’elle nous réveille à son tour.
En arrivant on remet le coucou en marche. Son balancier rythme nos jours chômés. On l’a importé d’Autriche en Auvergne, c’est notre exotisme faussement local préféré. On en voulait un vrai véritable, un a qui on remonte les poids en forme de pommes de pin. Pas un automatique, chez nous, on se targue de fuir toute vulgarité. Un que l’on félicite d’être à l’heure même avec ses dix minutes de décalage s’il fait trop froid, s’il fait trop chaud. La maitresse des lieux a pris l’habitude de le remercier chaque fois qu’il sort de sa boite ouvragée pour coucouter l’heure. Elle est sympathique et un peu niaise, la maitresse de maison. Ici, dans sa petite villégiature bon marché aux allures de chalet, elle a l’illusion ravie de remonter le temps plusieurs fois par jour.
Dans la voiture, on a refait le monde entre deux chansons massacrées à tue-tête, on a bavé sur le cousin bidule et la cousine truc, on a refait l’éducation ratée du fils de la voisine machin. La mère, on n’a pas trop osé y toucher maintenant qu’elle est trop vieille pour que les attaques restent décentes même dans son dos. Heureusement, la brume nous a tus à plusieurs reprises, on a jeté les armes de nos insupportables prétentions au pied des collines baignées par la naissance du jour, on a capitulé à la mystique du paysage.
Et puis, arrivés aux lacets de la montagne où se niche la petite maison des vacances, on s’est retrouvés coincés derrière un camion de bestiaux. Pas d’échappatoire possible. On n’allait quand même pas risquer nos vies humaines pour doubler, se tuer pour une bête, ça aurait été le comble ! On a donc dû se résoudre à regarder ces masses de chair bringuebalées dans le camion. Petit à petit on en a deviné le poids qui lutte pour garder l’équilibre au moindre freinage, à la plus fine accélération, à toutes les courbes traitresses de le montagne. On a fini par sentir ces masses aux nasaux chauds et fumants, ces flancs qui ne sont pas encore lots de côtelettes en promotion. Par les sentir et les ressentir. On n’avait pas le choix, on était coincés en tête à queue forcé. Ne nous mentons pas, on a bien tenté de faire diversion en allumant une radio savante mais le cœur n’y était pas, il avait filé pulser avec les flancs des bêtes. Il n’était pas si sec qu’il puisse échapper à la douceur de leur pelage fauve qui se soulève à la respiration. Des êtres sans prétention, pas même celle de vivre longtemps, ni de vivre pour soi-même. Je ne sais pas si ces bêtes ont conscience qu’elles sont de bons jambons, de bonnes bavettes ou de gouteux tartares. Je ne suis même pas certaine qu’elles t’en voudraient de payer une fortune au restaurant pour manger les parties les plus intimes de leur veau. Les veaux que l’on jette vivants du ventre de leur mère à l’abattoir puisqu’on les tue même gestantes. Ce que je sais, c’est qu’au près, elles ne sont pas viande. Et peut-être même que dans le camion non plus, car elles sont sans jugement. Elles nous regardent sans questions, avec pour seule arme la douceur fatale des yeux animaux.
Dans les abattoirs on n’écorche pas seulement les vies animales, on écorche aussi celles des femmes et des hommes qui doivent tuer à la chaine pour survivre. Je n’ai pas l’expérience de cela, je ne sais que rencontrer les bêtes dans les prés et croiser leur regard à travers les grilles des camions qui vont à l’abattoir ; je n’ai su que lire A la ligne de ce cher Joseph Ponthus-Le Gurun et écouter Mauricio Garcia Pereira et ses camarades dans le documentaire Les damnés, des ouvriers en abattoir d’Anne-Sophie Reinhardt. Mauricio a eu le courage de quitter le travail qui le faisait vivre et le tuait à la fois, d’autres ont fait le choix courageux de rester. L’abattoir de masse ne massacre pas seulement les bêtes. Nos frères et sœurs ouvriers payent le prix fort pour que les animaux finissent en barbecue entre voisins dégueulant de politesse et qui vont discrètement empoisonner ton chat parce que tu as trop tardé à tailler l’arbuste qui dépasse de 20 centimètres sur leur terrain.

En allant régulièrement à la campagne, j’ai emmagasiné des kilomètres de regards de bêtes. Comment tuer quelqu’un qui te regarde ? Les bêtes d’élevage n’ont pas droit à l’au-delà que l’on confère à nos chats les mieux aimés, et l’on doit nier leur regard pour les livrer à l’industrie de la mort systématique.
J’entends d’ici La Fontaine conclure : Alors quand tu as un morceau de ce regard au bout de ta fourchette, aie la décence de finir ton assiette.

très fort ! les naseaux fumants, on les sens bien derrière la grille !
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