« The lunatic, the lover, and the poet… »

En écoutant Jean-Noel Janneney parler des « insensés au XIXème siècle dans son émission Concordance des temps sur France Culture et l’illustration sonore qu’il en faisait avec une chanson réaliste poignante chantée, m’a-t-il semblé, par Edith Piaf criant « Je ne suis pas folle », j’ai repensé au recueil d’Anouk Grinberg » Et pourquoi moi je dois parler comme toi, textes bruts et non bruts » ( Editions Le Passeur). L’actrice et peintre avait adapté au théâtre cette anthologie de témoignages écrits par femmes, hommes et enfants enfermés à l’asile. J’avais été d’autant plus saisie que j’avais écrit le texte qui suit, publié dans l’excellente revue littéraire Instincts Nomades des éditions Germes de barbarie dirigées par Bernard Desson.

« The lunatic, the lover, and the poet/ Are of imagination all compact [made up] », William Shakespeare dans A Midsummer Night’s dream ( I, i).

Brigitte Fontaine ?

Trianon, Paris, 30 janvier 2012. Brigitte Fontaine a 73 ans et sa voix est aussi pleine et puissante que les paroles de ses chansons. La force qui émane d’un corps si frêle est fascinante : elle a l’air d’une paille que le moindre souffle emporterait, mais avec une personnalité comme la sienne et 49 ans de carrière dont la reconnaissance va crescendo, rien n’hésite sur scène, sa présence est remarquable. Son public s’est élargi depuis l’album KéKéland en 2001 et, ce soir-là, il lui fait bel accueil. Je suis dans le public, je suis ravie.

Et puis soudain elle convie une voix pour un duo, et là, consternation…Bertrand Cantat apparait. Libéré pour bonne conduite cinq ans après le meurtre de Marie Trintignant. La vie de cette femme valait donc 4 années de prison. Une par enfant laissé orphelin. Une partie du public réagit par des huées mais l’homme chante comme si de rien n’était. Brigitte aussi. Je sors de la salle, atterrée.
Je dois rentrer à pied chez moi pour calmer ma colère : je venais écouter Brigitte Fontaine et elle m’a imposé un auteur de féminicide qui, selon moi, devrait avoir la décence de ne pas paraitre en public. Je me sens trahie au plus haut degré. Sur le chemin du retour, poings serrés dans les poches, je peste mentalement contre cette femme qui piétine la solidarité féminine. Je pense aux paroles de la chanson Folie qui figure dans l’album Rue Saint- Louis- en- l’île paru en 2004 :« Brulées vives sur le bucher/l’esprit et le corps embrasé/comme une femme a l’habitude de l’est à l’ouest du nord au sud / Noircie par toutes les tortures », et je ne comprends pas qu’elle ait invité cet homme à monter sur scène. Je me souviens de celles de Ex-Paradis dans Libido paru en 2006 dans lequel elle dénonce la brutalité masculine en ces termes : « Si tu veux savoir/ Pourquoi/ Je ne t’aime plus/ Tâche de savoir/ Pourquoi/ Toujours tu me tues », et je comprends encore moins. Je pense aussi aux titres Harem et Prohibition de 2009, qui dénoncent l’oppression des femmes et j’enrage. Et pourtant je sais que je ne peux la réduire à cela.
Cette femme, je l’aime, je l’aime pas, je l’aime, je l’aime pas, voilà ce qui scande mes pas. Le trajet jusqu’à la maison durant une bonne heure, j’ai largement le temps de faire le bilan de l’ambivalence qui marque ma relation à Brigitte Fontaine. Et qui ne date pas d’hier…
Je fais partie de la génération qui, musicalement, aurait pu être enfant de Brigitte mais je n’ai découvert et apprécié son travail que tardivement, vers l’âge de trente ans. Une fois adulte. Mon adolescence provinciale s’est pourtant nourrie aux chansons de Jacques Higelin, Brigitte n’était pas loin. Du même monde mais pas du mien à ce moment-là de ma vie. Higelin rassurait les doutes de cet âge compliqué en me chantant que « C’est dur aujourd’hui peut-être, demain ce s’ra vachement mieux », il m’entrainait dans les rythmes rocks et chaloupés de BBH 75 à Caviar pour les autres en passant par tous les albums entre. Cela convenait parfaitement à la jeune femme en devenir que j’étais. Alors pourquoi pas Brigitte ? Son travail artistique était-il à ce point différent de celui d’Higelin ?
Bien sûr, je l’avais vue quelquefois dans des émissions en compagnie du Grand Jacques dont je traquais les apparitions télévisées. Il n’était pas difficile de constater que le bel oiseau fantasque l’était encore davantage lorsqu’il était accompagné de cette femme étrange. Car c’est ce que j’en retenais : Brigitte Fontaine était un être bizarre qui ne rentrait dans aucune catégorie connue, pas même celle des rockeuses. Un être vêtu d’improbables assemblages dont on ne pouvait décider s’ils étaient agréables à regarder ou pas, encore moins savoir s’ils étaient « beaux ». Elle avait sur les plateaux une attitude complètement incontrôlable qui faisait naitre un délice évident chez Jacques, son partenaire artistique et complice depuis 1965 au Cabaret de l’Ecluse, et une palpable panique chez les interviewers. Elle réglera d’ailleurs plus tard ses comptes avec les journalistes dans la chanson Folie avec le refrain « Brigitte est folle hihihi/Que c’est drôle que c’est joli » et « Scribouillard qui chie ta copie/ Comprends-le c’est ça ma folie ».
J’avais 15 ans au plus et, quand je les voyais ensemble à la télévision, excluant autrui dans leurs délires et se fichant des téléspectateurs et des animateurs qui les recevaient, même Higelin que j’adulais, m’exaspérait : j’en concluais qu’elle avait une mauvaise influence sur lui. Qu’elle était hystérique. Le gros, le grand, l’affreux mot inventé par Hippocrate à partir du grec utérus était lâché. Je ne l’appliquais qu’à Brigitte, ne sanctionnait-il pas exclusivement les attitudes jugées inappropriées chez la gent féminine ? Or s’il s’agissait d’une pathologie comportementale, pourquoi Jacques Higelin en était-il exempt à mes yeux ?
A la fin du 19ème, Charcot remettait le mot à la mode en France et l’appliquait aux femmes exubérantes, excentriques ou exprimant leur érotisme. Faire preuve de création émancipée était à ce moment-là également reconnu comme un des symptômes de l’hystérie auquel il répondait en administrant notamment aux « hystériques » 5 douches froides par jour, et 5 par nuit. Était-ce guérir ou punir… A la Salpêtrière, Charcot donnait des leçons sur le sujet, exhibant des patientes, faisant de ses démonstrations de véritables spectacles qui finirent par entacher sa réputation. Les « malades » étaient conditionnées à se comporter ainsi qu’il l’attendait et Michel Foucault qualifierait plus tard ces rapports de « double relation de pouvoir » : il expliquera que si les patientes de la Salpêtrière offraient et singeaient leurs symptômes quand on le leur demandait, si elles simulaient et collaboraient, c’était dans l’espoir d’être libérées du joug « médical ». L’étude de cette « pathologie » a pendant longtemps amené à des abus de pouvoir dévastateurs. Combien de vies de femmes furent brisées ? Sans compter les dégâts collatéraux dans les familles et parmi les enfants de ces personnes. Jamais une pathologie n’avait été aussi brutalement utilisée pour bâillonner les femmes.
L’hystérie que Charcot décrivait et exposait nous apparait aujourd’hui comme un fantasme typiquement masculin. D’ailleurs n’y avait-il pas de nombreux rapports sexuels entre médecins et jeunes « hystériques » à la Salpêtrière ?
En 1859, le médecin Paul Briquet développait l’idée que les hommes pouvaient aussi souffrir d’hystérie, mais cette suggestion ne prit pas et le message principal resta sans équivoque : la femme devait impérativement rester à sa place ou il lui en cuirait. Si elle était trop émotive ou trop exubérante, preuves irréfutables de faiblesse et de fragilité, on devait l’enfermer. Le confinement était justifié par l’impératif de protéger la femme contre elle-même et d’épargner ses enfants. Elle devait se contenter d’être belle et soumise. Passive. Il fallait à tout prix éviter qu’elle donne le mauvais exemple aux petites filles. Si elle dérogeait en montrant trop de libertés, on devait la punir suffisamment pour dissuader sa descendance féminine de suivre le même chemin. On tint pendant longtemps les femmes en laisse avec la peur du célibat et de la misère. De la prostitution qui s’ensuivrait. Du déshonneur de devenir filles mères. La honte devait être inculquée aux petites filles, y compris celle de leur mère si nécessaire. Jeune fille, j’avais honte de ce que je voyais de Brigitte Fontaine à la télévision, je la jugeais folle et déviante, je ne la trouvais pas correcte. Trop délurée, elle me mettait mal à l’aise. Elle m’insupportait également parce qu’elle entrainait Jacques Higelin, un homme que j’estimais, qui était pour moi un modèle et qui me décevait de se laisser influencer ainsi. La paire était désagréable avec le journaliste ? C’est sur Brigitte seule que je faisais peser la faute. C’était une mauvaise femme. En réalité, que faisait-elle à part ne pas se censurer comme le font certains hommes ?
Pendant longtemps je n’ai ainsi retenu de Brigitte Fontaine que ses apparitions médiatiques qui me cachaient son œuvre et son talent. Sa façon de parler, de trainer sur certaines syllabes, d’en écorcher d’autres, de soudain moduler et hausser la voix hors de propos, son flux brisé et emphatique alternant humour débridé et gravité philosophique insondable, sa façon de s’habiller et de se mouvoir, tout d’elle défiait les images de femmes que l’on montrait d’habitude à la télévision. Ces dernières étaient lisses et souriantes. Elégantes et retenues. Elles ne se permettaient pas de briller autrement que par leur plastique et l’on sentait qu’elles servaient aux hommes des questions dont elles connaissaient la réponse. Elles bridaient l’expression de leur intelligence et restaient à leur place. Tout le contraire de Brigitte Fontaine.
Se lâchait-elle devant les caméras pour pallier une gêne ou une timidité ? Peu importe. Le fait est que les petites filles voyaient soudain un modèle de femme libre taxée d’hystérie. La liberté des femmes était donc une pathologie, et moi, enfant, je l’avais parfaitement intégré : Brigitte Fontaine était ex-centrique et donc dysfonctionnelle, c’est ce qui me gênait chez elle, et pas du tout chez Jacques Higelin. Lui, je le trouvais merveilleux, il excellait dans l’improvisation, c’était un vrai poète. Elle, était d’une vulgarité sans nom et ne savait que divaguer. En vérité elle me faisait peur car je sentais que si j’épousais ce modèle féminin, je serais peut-être rejetée, surtout que j’habitais une petite ville de province où l’anonymat protecteur est impossible. J’ai d’ailleurs renoncé à faire les beaux-arts parce qu’on m’a expliqué que l’art n’était pas un métier, que le pratiquer en passe-temps serait amplement suffisant à mon épanouissement. En petite fille crédule et obéissante, j’ai embrassé une carrière dans la continuité de celle de ma mère.
Dans leur ensemble, les hommes ont cherché à conserver des normes pour maintenir la société patriarcale et assurer leurs prérogatives dans les domaines de la science, de la politique et de l’art, concédant aux femmes d’être, au mieux, leur muses. Les empêchant de réussir aussi bien ou mieux qu’eux, redoutant que les talents féminins ne leur fasse de l’ombre. L’hyper sensibilité et le génie artistique sont des manifestations de liberté qui ont été punis chez de nombreuses femmes. C’est ainsi que Camille Claudel, après avoir été trahie et pillée par Rodin, fut internée par son frère. Les cas similaires de femmes privées de leur art en les retirant d’une vie normale sont pléthore.
Plus près de nous, l’anglaise Marianne Faithfull fut à ses débuts montrée comme un modèle d’artiste féminin dans les journaux anglais : sa voix était douce et suave, elle posait en épouse et mère de famille avec son bébé dans les bras. Mais lorsqu’elle abandonna enfant et mari pour devenir la petite amie de Mick Jagger et qu’elle co écrivit la chanson Sister Morphine avec Jagger et Keith Richards, on la fit changer de statut : quelques jours après la sortie de ce titre qu’elle fut la première à enregistrer, il était retiré de chez les disquaires. Censuré. Drogue sexe et rock’n’roll étaient jugés obscènes et vulgaires dans la bouche d’une femme. La chanson sera d’ailleurs par la suite créditée des deux seuls hommes.
A la fin des année 60, Marianne arrêta même de chanter pour ne pas gêner la carrière de son partenaire de vie. On lui demandait de se contenter d’être jolie et de ne pas concurrencer les hommes, Jagger, en l’occurrence. Quand, en 1967, les Rolling Stones et quelques amis furent arrêtés par la police pour usage de stupéfiants, la presse diffusa une photo de Marianne l’air hagard et le corps nu maladroitement caché dans une vilaine couverture. On fait toujours payer cher à une femme ses errances, sa sexualité ou sa liberté. Dans la chanson Barbe à papa de l’album Libido paru en 2006, Brigitte Fontaine se moque « Moi je ne bois jamais/ Pour les filles c’est laid ». Dans Les Babas, elle critique également les années 70 qui ont fait croire à la libération des femmes : « La barbe pleine de fleurs/ Des hardes préhistoriques/ Un menhir au lieu du cœur/ » Des femmes « Libérées mais sous la trique/ Apportant le thé aux mâles/ Mâchant de fades musiques » « Love and peace qu’ils disaient/ Chacun baisant avec tous/ Libération obligeait… » « Elle, docile et muette/ Tricotait des pulls arides ».
Dans ces années-là, Marianne Faithfull ne méritait donc plus d’être ni muse, ni égérie. Et quand elle réapparaitra sur la scène musicale, drogues et errances auront changé le timbre de sa voix : devenue rauque, on la jugera décadente et d’une grande vulgarité. (Source : La Série musicale d’été présentée par Lucile Commeaux en août 2022 sur France Culture)
« L’hystérique » est ainsi celle dont le potentiel menace de rivaliser avec le pouvoir de domination masculin, ou plus simplement, la jeune fille en proie à un mal-être qui la ronge parce qu’on ne laisse pas être ce qu’elle est. Or, Brigitte Fontaine EST ce qu’elle EST. C’est l’anti hystérique. Brigitte Fontaine n’est pas malléable. « Elle a raison d’être comme elle est. » dit d’elle son compagnon de vie et de création, l’artiste Areski Belkacem.
En 1968, elle se rit de ce que l’on pense d’elle et intitule son album Brigitte…est folle. Cette année-là encore, elle écrit pour le film Les encerclés de Christian Gion, les paroles d’une chanson intitulée Cet enfant que je t’avais fait, et dont Higelin signe la musique. Le duo interprété par Brigitte et Jacques est un troublant dialogue de sourds entre un homme demandant à une femme où se trouve l’enfant qu’il lui a fait, et une femme qui élude la question. Il la tutoie, elle le garde à distance en le vouvoyant. La situation met mal à l’aise. La question de la maternité n’intéresse pas cette fille qui en semble complètement détachée et veut vivre sa vie de femme. On en conclut qu’elle a sans doute avorté, ce qui était illégal à l’époque. Le 5 avril 1971, Brigitte signe le Manifeste des 343 salopes pour l’avortement, qui sera légalisé en 1974. Depuis les années 1995, elle a le crâne rasé, attribut masculin s’il en est : on ne peut pas brimer Brigitte Fontaine. Elle fuit tous les carcans et méprise à ce point les codes qu’elle abandonne éhontément son public du Ranelagh en 1972 et en parle en ces termes dans Les Inrockuptibles du 31 janvier 1996 :
« Je suis partie un quart d’heure à peine après être rentrée sur scène, après avoir expliqué au public pourquoi j’allais le faire. Tout était minuté : il y avait une moto qui m’attendait à la sortie des artistes. J’ai aussi donné des concerts où je chantais de dos, sous le piano. Je trouvais qu’il y avait quelque chose d’obscène dans le regard des gens, sur tous ceux qui étaient un peu en vue, sur les chanteurs en particulier. Ce regard a changé maintenant. »
Dans ce même magazine, elle explique qu’elle était une adolescente « Farouche, solitaire et totalement rebelle à mes parents comme à la société. » Arrivée à Paris pour faire du théâtre vers l’âge de 19/20 ans, elle tombe pourtant sous l’emprise amoureuse d’un homme plus âgé qui la force à arrêter le théâtre. « Il me disait que j’étais une salope, la dernière des garces, que les gens comme moi il fallait les enfermer dans des caves pour les empêcher de vivre. » C’est pour continuer à s’exprimer artistiquement et retrouver le public, qu’elle commence à écrire des chansons en cachette de cet homme. Ce fut sa façon d’échapper à une domination masculine toxique. Et de devenir électron libre, ce qu’elle n’a jamais cessé de demeurer depuis.
Les femmes talentueuses ou/et fantasques seraient en somme victimes d’une » hystérie » spécifiquement hormonale qui les rendrait dérangeantes et subversives, ce serait des mégères à apprivoiser. Or on ne peut pas réduire Brigitte Fontaine à quelqu’un qui fait son show. D’ailleurs on ne peut pas la réduire tout court, elle est irréductible : elle est poétesse de grande tenue et, à ce titre, peut tout embrasser dans son œuvre. Plaisir, vie comme mort, beauté, angoisse, vieillesse, humour et bien sûr la folie elle-même. La soie des mélodies, la rigueur des rimes. « C’est une tragédienne qui se balade dans des univers baroques. », disait d’elle Alain Bashung qui s’y connaissait en aventures rocks et exigences poétiques. « Je suis très heureux qu’elle soit unique. »
Alors si être « hystérique » c’est être libre d’une normalisation du féminin, dans ce cas, oui, Brigitte Fontaine est « hystérique ». Elle assume une parole exacerbée et provocante : « Je vous déteste / Vous aussi ? Ah ! Bah, on est fait pour s’entendre alors ! » chante-t-elle dans Je vous déteste de l’album Terre neuve de 2020. Et dans Gilles de la Tourette dans l’album L’un n’empêche pas l’autre en 2011 : « Mesdames, messieurs/ Et chers actionnaires, / Je tiens à vous dire/ Pute salope enculé/ Couille connard mal monté/ Branleur pisseuse » etc !
Elle endosse l’image d’une icône décapante et surtout, crée jusqu’à plus soif. Si sa vie n’a rien de conforme, sa création non plus, et parler de son attitude ne suffit pas, il faut écouter et lire son œuvre, car elle est géniale, libre. Et surtout, vivante. Dans Je suis Inadaptée en 1968 :« je ne supporte pas les enterrés vivants », nous dit-elle. Car Brigitte Fontaine a mené une carrière exigeante, son art est complet, sophistiqué. Elle a un trentaine d’ouvrages à son actif et est auteure d’une dizaine de pièces de théâtre. On ne peut pas la réduire à une excentricité vaine. Elle n’a dérogé à rien en termes de qualité artistique, a joué, écrit et chanté ce que bon lui semblait. La libellule des mots et des sons s’est toujours tenue à la marge, hors circuit marchand, ce qui ne l’a pas empêchée de dépasser les frontières de l’hexagone, chose peu commune pour les artistes français. Elle est la marge qui tient la page, pour paraphraser la brillante citation de Jean-Luc Godard.
Est-ce parce qu’elle s’est attribué ses propres droits qu’elle a la réputation d’être une emmerdeuse ? Quand Patti Smith change d’éditeur, L’Express écrit qu’elle « fait sa diva ». De quel auteur s’est-on permis de dire ça ? Brigitte Fontaine s’est simplement donné le droit d’être odieuse si elle le souhaite, tout comme certains hommes sont odieux. Et ne sont pas traités d’hystériques, confirmant ainsi qu’il n’y a pas d’égalité de traitement entre femmes et hommes. On n’est certes pas obligés d’être impossibles pour mener une belle carrière artistique, mais pourquoi cette femme ne s’attribuerait-elle pas ce que les hommes peuvent se permettre, et être qualifiés de génies ? Elle s’est simplement dotée d’un pouvoir masculin. Elle ne minaude pas, ne l’a jamais fait comme on l’exige souterrainement des femmes exposées. Elle n’a cédé à aucune injonction que ce soit. « I’m God’s nightmare », chante-t-elle dans l’album Kékéland en 2001. C’est à la fois admirable et insupportable, toute cette liberté. Surtout pour en faire une œuvre irréprochable de qualité. Brigitte Fontaine ne connait aucune injonction esthétique, ni comportementale. « Je suis vieille et je vous encule/ avec mon look de libellule/ Passez votre chemin bâtard/ Et filez vite au wagon bar/ Je fumerai ma cigarette/ Tranquillement dans les toilettes/ Partout c’est la prohibition/ Parole écrit fornication/ Foutre interdit à soixante ans /Ou scandale et ricanements/Je suis vieille et je vous encule/ Avec mon look de libellule/ Je suis vieille sans foi ni loi/ Si je meurs ça sera de joie. » se permet-elle de clamer dans le titre Prohibition de 2009, crachant sur les convenances et les faux-semblants.

Complexité de l’œuvre, complexité de la personnalité. Une complexité dont il est difficile d’être exempt dans notre rapport avec cette artiste. En ce qui me concerne, Cantat est ma limite personnelle.

Laisser un commentaire